Chroniques

par bertrand bolognesi

Iphigénie en Tauride
opéra de Christoph Willibald Gluck

Opéra national de Paris / Palais Garnier
- 1er juillet 2006
Éric Mahoudeau photographie Iphigénie en Tauride à Garnier
© éric mahoudeau | opéra national de paris

En prenant place au Palais Garnier, le spectateur se mire en un vaste échafaudage de miroirs sans teint, au centre du cadre de scène, laissant, à travers une lumière d’une savante profondeur, deviner quelques silhouettes qu’on aurait comme déposées en haut du plateau. On distingue vaguement une robe de mariée, un costume d’officier, un dandy bleuté, une chevelure rousse, etc. : fantomatique famille, celle des Atrides dont la chaotique destinée expie le crime de Tantale. À gauche du dispositif : un alignement de douches ; à droite : un alignement de lavabos. L’espace de jeu est délimité par de hauts murs de céramiques de différents verts. Les choristes et le chef font leur entrée en fosse : la cérémonie peut commencer. Dans la menaçante douceur des premières mesures de la partition de Gluck, le miroir est levé. Sur scène, quelques lits côté jardin, deux canapés marrons en fond-cour, et une armada de mamies descendant tranquillement vers nous, le regard las.

C’est dans une maison de retraite que la mise en scène de Krzysztof Warlikowski situe Iphigénie en Tauride. L’héroïne est une vieille dame chic qui entretient des chimères, regardée de travers par ses camarades non choisies. L’ingéniosité de l’espace, réalisé par Małgorzata Szczęśniak, superpose, grâce à des procédés simples et efficaces et dans une logique suprêmement poétique faisant feu de tout bois, les souvenirs et les rêves d’Iphigénie à sa réalité présente ; à savoir, un temps qui passe lentement à manger son dessert dans un mouroir. On y rappellera la mort de Clytemnestre – cinq quinquagénaires rousses portant une robe identique tendent le sein au double d’Oreste, gracile jeune homme aux formes adolescentes, en une évocation discrètement œdipienne dont la tendresse aimerait ne se rappeler que l’érotisme de la manne nourricière –, on investira la salle – par l’emploi du miroir, bien sûr, mais également en tuant Thoas dans une baignoire d’orchestre où en situant la dernière intervention des amants vainqueurs dans l’allée centrale du parterre, générant en cette proximité vibratoire une émotion d’une nature inhabituelle – et, surtout, l’on racontera vraiment à Iphigénie sa propre histoire. Car dès l’arrivée de son frère, Iphigénie se dédouble : la chanteuse incarne alors la jeune femme du passé tandis qu’une comédienne occupe la place qu’elle avait au début de l’acte. Elle est celle qui tente de se souvenir, celle dont les visions se déploient sous nos yeux et dont le cœur cessera de battre lorsque sera mise à nue la vérité. Le chœur et les personnages secondaires sont placés en fosse, voix peuplant la mémoire sans occuper la réalité du moment. Le plus étonnant est qu’une option forte et jamais provocatrice puisse stimuler plusieurs lectures, comme en témoigne le ballet chorégraphié par Saar Magal où les danseurs (on les suppose d’abord victimes du sacrifice alors qu’ils seront les sbires de Thoas) s’habillent calmement tandis qu’une farandole de pensionnaires arborant de rudimentaires masques de cartons défile autour du mobilier.

Pour cette nouvelle production, indéniablement la plus belle qu’il offrit cette saison, l’Opéra national de Paris a réuni un plateau vocal idéal. Parmi les voix intervenant depuis l’orchestre, on remarque particulièrement Christophe Grapperon dans le récit de la capture d’Oreste et Pylade, et surtout la prestation de Salomé Haller. En scène, Franck Ferrari est un Thoas crédible dont la fureur paranoïaque s’exprime à travers un timbre méphitique. Par une émission ferme et une couleur attachante, Yann Beuron incarne un Pylade sensible et nuancé auquel répondent le timbre clair et le phrasé toujours bien mené de Russell Braun en Oreste. Enfin, Susan Graham est une très grande Iphigénie, fascinant notre écoute par de véritables prises de risques dans l’interprétation vocale, et Renate Jett un double troublant. Une seule réserve : si les Musiciens du Louvre-Grenoble convainquent, il n’en va pas de même de son Chœur, les hommes s’avérant souvent approximatifs. Au pupitre, Marc Minkowski se montre plus que jamais attentif aux voix, tout en soutenant la dramaturgie d’une grande expressivité.

Outre une interrogation inquiète quant à ce que le public d’aujourd’hui recherche lorsqu’il se rend au spectacle – pourquoi tant de fermeture d’esprit donnant lieu à des invectives hurlantes après le ballet ? –, la réception de cette Iphigénie en Tauride lève plus d’un doute. Que le spectateur n’y trouve pas son compte, pourquoi pas ? Mais que plusieurs plumes se sentent autorisées à répandre de faux bruits à son propos ne peut que choquer l’honnête homme. Car enfin, c’est mentir au lecteur qu’évoquer des violences gratuites, des scènes de viol, de l’inceste en direct ou que de faire de grossières allusions extrapolant sur l’amitié d’Oreste et Pylade. La mission de la critique serait-elle d’exprimer ses propres fantasmes plutôt que de savoir regarder et comprendre une mise en scène ? Nous ne le croyons pas.

BB