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Chroniques
Iphigénie en Tauride
opéra de Christoph Willibald Gluck
En 1779, date à laquelle Iphigénie en Tauride est composé, Christoph Willibald Gluck n'en est ni à son premier sujet antique ni à son premier ouvrage lyrique. S'il avait déjà intégré à son répertoire et imposé à la scène française Iphigénie en Aulide en 1774, le compositeur germano-bohémien, alors installé à Paris, renoue avec la loi du drame sous l'œil aiguisé de la tragédie grecque. La superbe mise en scène de Bernard Pisani, ô combien fidèle au compositeur, entend parfaitement la pureté qu’enseigne le musicien. Si le décor opère des retrouvailles authentiques avec la pensée grecque, c'est que l'on s'accorde à revisiter ici même l'Antiquité par l'esprit de la matière (animée des dieux et des hommes), celle de la pierre monumentale épurée à l'extrême qui force le respect – et c'est tant mieux.
À un livret qui ne se perd pas dans un enchevêtrement de personnages (deux protagonistes mènent l'action : une sœur, Iphigénie, et son frère Oreste) répond le parti-pris d'un décor sobre au seul ocre d'une pierre sèche et aride et d'une dalle usée par le passage humain. Sitôt le rideau levé, le colossal rocher envahit l'espace de sa faille centrale. Au cœur de cette brèche, Iphigénie, toute de bleu vêtue, ressemble à la nuit, cette nuit qui, sous un clair de lune, agite la jeune femme de rêves terrifiants. Pas de frontières en ces sarcasmes nocturnes dans lesquels Iphigénie l'exilée voit son père mort, Agamemnon, et sa mère Clytemnestre empoignant une arme pour assassiner Oreste, son propre fils. Iphigénie ignore encore que son frère, fraîchement prisonnier de Tauride, va la délivrer de son sort. Et dans cette représentation, point de sang versé ni d'emphase pour souligner la tragédie : le souffle épuré suffit à porter l'être dans toute sa solitude, sa désolation et son recueillement. Ainsi l'opéra extrait-il les motivations essentielles et profondes qui agitent les hommes.
Ce combat qui ne cesse de dire l'amour, la vengeance et la haine, est porté avec brio par la distribution de cette matinée. Le soprano Cynthia Haymon tient le rôle-titre avec une redoutable solidité. Presque statufiée dans son corps emprisonné, la gracieuse prêtresse n'a pas tout perdu de son vivant : son chant clair devient cette géographie libre, ultime vibration encore possible. Et c'est bien de cette force tragique, libérée de l'intérieur et soutenue par un effort remarquable de diction, qu'Iphigénie semble in fine recouvrer la vue, reconnaissant in extremis les contours d'un frère échappant de peu à la mort. Disons un grand bravo au talentueux Jean-Sébastien Bou. Dans le rôle d'Oreste, son jeu et son chant d'une sincérité impeccable pénètrent les racines d'un théâtre devenu chair. Une voix qui vient de si loin et qui nous arrive si près, tout à la fois solaire et terrestre, c'est rare. Son compagnon de route et de cœur, Pylade, incarné par le ténor Sébastien Droy, évoque par la lumière d'une tessiture claire la noblesse de sentiment et la profonde admiration amoureuse qu'il voue à Oreste. Tous deux forment un duo parfaitement réussi. Dans une prestation plus maniériste, Pierre-Yves Pruvot insuffle une présence dominatrice au Roi, par sa voix imposante au timbre large.
Si l'on regrette une danse des Furies manquant de synchronisation, alors qu'un effort chorégraphique aurait rendu plus efficace encore la puissance de la représentation, retenons les artistes du Chœur de l'Opéra de Tours qui, comme dans le théâtre grec, sont investis d'un rôle porteur, menant l'action avec religiosité, notamment les femmes qui prient dans la récurrence idéelle d'Iphigénie. Sous la baguette de Jean-Yves Ossonce, l'Orchestre Symphonique Région Centre-Tours participe grandement à la croissance et au ressenti du drame par une interprétation toujours précieusement dosée, dessinant l'essentiel de la partition.
Un travail abouti, donc, pour un ouvrage dépouillé de toute ornementation, où les voix, généreuses et naturelles, semblent venir de l'action de l'ombre et de la lumière pour prolonger l'ordre – celui des dieux par les hommes inventés et maîtrisé de ces dieux qui inventent les rêves et les destins de leurs créateurs. Un moment intime, dans le recueillement de l'être mis à nu par un si bel équilibre.
DR