Chroniques

par gilles charlassier

Iphigénie en Tauride
tragédie lyrique de Christoph Willibald Gluck

Théâtre des Champs-Élysées, Paris
- 22 juin 2019
Thomas Hengelbrock joue Iphigénie en Tauride de Gluck.
© vincent pontet

Après un Orfeo ed Euridice dans ces mêmes murs de l’avenue Montaigne la saison dernière, Robert Carsen met en scène un autre ouvrage de Gluck, Iphigénie en Tauride, qui procède d’un spectacle déjà présenté à San Francisco, Chicago et Londres. Si l’on reconnaissait l’excellence du résultat visuel dans le travail du Canadien sur la fable du poète mythique, la tragédie des Atrides dépasse ici une relative inertie plastique parfois notée dans un foisonnant catalogue de productions lyriques.

D’un noir irradiant de reflets, que magnifient les lumières ciselées par le metteur en scène lui-même et Peter van Praet, la scénographie de Tobias Hoheisel privilégie la force de l’épure, sans céder à un excessif polissage esthétique de la violence. Au lever de rideau, pendant l’Ouverture et l’entrée d’Iphigénie, les noms de la filiation meurtrière sont gravés au sang couleur charbon sur les trois murs qui délimitent le plateau. Le ruissellement des lettres est aussi celui du crime qui laisse béantes les blessures de l’héroïne. Les caractères seront lavés à la main, un à un, quand viendra l’heure de la rédemption et de la réconciliation. D’une grande puissance suggestive, les ombres des corps et de la lame jalonnent et habillent l’intensité dramatique de l’ouvrage, donnant chair aux fantômes parmi lesquels se débattent la prêtresse et Oreste. Réglée par Philippe Giraudeau, la gestuelle chorégraphique des figurants, incarnation scénique muette des chœurs placés en fosse, d’une saisissante précision, redouble cette solitude tourmentée autour de laquelle gravite une histoire configurée comme un rituel où la révélation de l’identité du frère ouvrira une faille libératrice.

Le magnétisme de la soirée procède également de la prise de rôle de Gaëlle Arquez. Dès la scène augurale où semble poindre une relative prudence dans une prosodie, il est vrai parfois contre-intuitive – voulue par le compositeur pour restituer une psyché bousculée –, le mezzo français dévoile un engagement brûlant qui s’assouplira rapidement dans l’authentique maîtrise des affects et de la ligne, portée par une homogénéité de couleur vocale dessinant un subtil camaïeu d’émotions et de sentiments.

Cet admirable portrait de tragédienne est remarquablement entouré. En Oreste, Stéphane Degout affirme un bronze à fleur de peau, favorisant progressivement la nudité du texte qui prend un peu le pas sur le lyrisme de l’émission. Paolo Fanale n’en manque pas en Pylade, mettant en valeur une lumière et un éclat solaire qui n’oublie pas les ressacs de l’âme, quitte à assombrir son timbre plus que de mesure, à l’occasion. Alexandre Duhamel impose un Thoas vigoureux dont les attaques impétueuses bousculent çà et là la rondeur généreuse d’un baryton qui ne trahirait pas la véhémence du souverain à la dévotion sanguinaire.

Les interventions secondaires complètent harmonieusement le tableau et partagent avec leurs partenaires une salutaire intelligibilité de la diction. Catherine Trottmann définit une Diane à la projection déliée qu’on retrouve en Deuxième Prêtresse, aux côtés de la Première dévolue à Charlotte Despaux, laquelle assume par ailleurs la réplique d’une femme grecque. Francesco Salvadori livre un Scythe à la juste vaillance, quand Victor Sicard s’acquitte honorablement de l’apparition du Ministre du sanctuaire.

Formation où les hiérarchies ne sont pas figées, le Balthasar-Neumann-Chor und Ensemble restitue la vérité expressive de la partition sous la baguette de son fondateur Thomas Hengelbrock, sans jamais céder à la tentation de l’épaisseur tragique. Au contraire, resserrée en deux rangs dans une fosse rehaussée, la phalange met en évidence des textures aérées, tirant parti des ressources des jeux instrumentaux pour mettre en avant des effets presque picturaux, sans céder à certaines facilités baroqueuses. L’intensité musicale n’est pas condamnée aux décibels. Toute en invention et en nuances, cette Iphigénie en Tauride en offre l’illustration.

GC