Chroniques

par bertrand bolognesi

Irrelohe
opéra de Franz Schreker

Opéra national de Lyon
- 19 mars 2022
IRRELOHE de Franz Schreker à l'Opéra national de Lyon, 19 mars 2022
© bertrand stofleth

Bien que la conception du livret de son sixième ouvrage lyrique n’ait pris que quelques jours, la genèse de sa composition musicale s’est étalée sur plusieurs années, tant Franz Schreker avait à cœur de se renouveler. Finalement créé le 27 mars 1924, à Cologne, Irrelohe aurait dû gagner la scène française à l’Opéra national de Lyon il y a exactement deux ans, mais avec la panique due au surgissement du Covid-19 – dans un pays où la réforme de l’hôpital public, engagée depuis une quinzaine d’années par des politiciens dont la criante irresponsabilité entend asservir la vie humaine à la performance économique, ne permit point de s’y préparer, bien que les scientifiques eussent livré, bien en amont, leurs observations selon lesquelles quelque chose de cet ordre tomberait immanquablement –, l’ordre de confiner vint lui fermer l’horizon dès après la répétition générale. C’est donc ce soir, samedi 19 mars 2022, que la première a lieu.

Après avoir mis en scène le plus célèbre des opéras de Schreker, Die Gezeichneten, ici-même [lire notre chronique du 17 mars 2015], David Bösch s’est attelé à Irrelohe avec plus de bonheur, nous semble-t-il. Loin de tenter une actualisation à bretelles trop tendues, il fait cette fois adroitement cohabiter deux mondes, celui du cinéma expressionniste, contemporain de l’élaboration de l’œuvre, et celui d’un aujourd’hui relatif, s’incarnant dans une barraque en bord de route, faisant commerce de bière et de cigarettes – décor et vidéo sont signés Falko Herold. Après un générique en noir et blanc, arborant l’outrance coutumière du septième art des années vingt et annonçant une « histoire d’amour, de crime et de vengeance », le rideau s’ouvre sur un coin de brouillard, en bas d’une colline rendue lugubre par une lumière avare (Michael Bauer) et la forêt calcinée, dominée par ce château sévère aperçu dans le film : Irrelohe, à la fois craint et convoité. D’emblée, ce climat d’épouvante est idéal et sert avec justesse un argument qui flirte avec l’horreur.

La première partie de l’Acte II fait disparaître la boutique et se concentre sur le bois, lieu des enchantements et des maléfices, comme dans les contes. Au contraire, nous y assistons à une scène plus prosaïque, entre le curé et deux ouailles au détour d’un chemin. Un curieux groupe de musiciens vêtus d’irrévérencieuse façon (Moana Stemberger), quatuor à trois, comme ils le répètent à l’envi, occupe bientôt le plateau de ses pitreries volontiers polissonnes. Après que l’écran révèle, durant l’interlude orchestral, une parenté entre eux et les incendies chroniques frappant le village chaque mois de juillet, la scène suivante est jouée dans la serre que l’on devinait au flanc droit de la façade d’Irrelohe. Au milieu d’une armada de plantes en pots ou en vitrines, le comte somnole dans un fauteuil antédiluvien. À l’évocation de l’atavique bizarrerie de sa famille, la verrière laisse apparaître des fantômes dont la lumière surnaturelle vient hanter les grands bocaux. Avec les cernes copieusement appuyés et les yeux aveugles, qui de cette armada font autant de morts-vivants s’invitant à la noce, survient notre seule et unique réserve : n’aurait-il pas été plus judicieux de montrer cette ascendante, dite dégénérée par le livret, comme normale, ni plus ni moins que chaque spectateur, accordant dès lors à sa malédiction un impact ô combien plus puissant ? Avec ses petits pas, son dos exagérément courbé et la longue filasse à lui tenir lieu de chevelure, le majordome s’est assurément échappé d’une bobine à faire peur – on pense au Wachsfigurenkabinett de Birinsky et Leni (1924), entre autres. De même le violoneux, lien entre passé et présent, affiche-t-il quelque faux airs d’un certain Mabuse (Fritz Lang révélait son Spieler en 1922). Retour au premier décor, pour finir, en bas de la montagne, pour une tragique fin de noce qui tient lieu de suprême purification. Et si tout brûle, le château et sa lande, pourquoi pas l’édifice de Chenavart, Pollet et Nouvel ?

Découvrir enfin sur scène une œuvre que l’on ne connaissait que par le disque est forcément un choc [lire notre critique du CD]. Aussi l’attente peut-elle s’avérer dangereuse, voire intransigeante. Rien ne la déçoit, ce soir, de la production, des voix comme de la fosse. À la bonne santé de l’Orchestre de l’Opéra national de Lyon comme à la direction avisée de Bernhard Kontarsky [lire nos chronique d’Il prigioniero, Les nègres, Boris Godounov, König Kandaules, L’autre côté, Faust, Intolleranza 1960, Von Heute auf Morgen, Sancta Susanna, Eine florentinishe Tragödie et Capriccio] l’on doit une lecture passionnante. Après un départ des plus tendus, fort spectaculaire, la tonicité cède place à une suavité inouïe, une tendresse qui indique assurément l’histoire d’amour. L’opulence de l’écriture de Schreker [lire nos chroniques de Christophorus, Kammersinfonie, Der Schatzgräber à Francfort puis à Amsterdam, Die Gezeichneten à Stuttgart, Salzbourg, Cologne et Munich, Der Holdestein, Der ferne Klang à Francfort et à Stockholm, Der Schmied von Gent et des Œuvres pour orchestre] nécessite un soin scrupuleux des équilibres qui ne fait pas défaut ici. Le chef allemand fait goûter chaque couleur, mais encore les rares figuralismes de la partition (lorsque le violoneux parle de l’oiseau bavard, par exemple), s’employant principalement à magnifier son extrême lyrisme. La meilleure surprise vient avec le Vorspiel du troisième acte dont la facture marie ingénieusement Mahler et Bartók, ce que Kontarsky ne manque pas de faire entendre.

Parfaitement caractérisés par le compositeur et par une direction d’acteurs au cordeau, les personnages bénéficient d’une distribution idéale. Ainsi du mezzo-soprano enveloppant de Lioba Braun, au service de Lola, la mère jadis déshonorée par le châtelain, le jour de ses noces. Ainsi de Peter, l’enfant du viol, campé par le baryton robuste du vaillant Julian Orlishausen [lire notre chronique de Saint François d’Assise], mais encore de Christobald, le promis d’alors, celui qui de ce drame sait tout et s’emploie, vieux, à le venger, incarné par ténor incisif de Michael Gniffke [lire notre chronique de Lohengrin]. On applaudit les trois musiciens déjantés, aux noms comiques – Ratzekahl, Strahlbusch et Fünkchen, soit Rat-Chauve, Buisson-Ardent et Étincelle – que chantent avec évidence Barnaby Rea (basse), Romanas Kudriašovas (baryton) et Peter Kirk (ténor) [sur le premier, lire nos chroniques de De la maison des morts, Trois sœurs et La forza del destino ; sur le suivant celles de Vanessa et de Cendrillon ; enfin d’Ariane et Barbe-Bleue et de Salome quant au dernier]. Si les rôles secondaires ne sont pas en peine, avec les prestations irréprochables des artistes du Chœur maison – Antoine Saint-Espes (Anselmus), Paul-Henry Vila (Meunier) et Kwang Soun Kim (Prêtre) – et celle du baryton Piotr Micinski en Forestier, Tobias Hächler défend la partie d’Heinrich d’un ténor flamboyant. Enfin, LA voix de la soirée s’appelle Ambur Braid ! Grand soprano dramatique, la cantatrice canadienne possède une assise grave musclée et un aigu fulgurant, un timbre épicé rendu magnifiquement invasif par un legato cultivé, enfin une saine égalité d’émission et de projection sur toute la tessiture. Son Eva demeurera longtemps dans les mémoires.

Réussite à chaque poste, donc, que cet Irrelohe qui fait également apprécier l’efficacité du Chœur lyonnais, préparé par Benedict Kearns. Lui-même chef de chœur, Schreker sut écrire pour cette formation en comptant sur des forces expertes. Gageons qu’à revenir quatre-vingt-huit ans après sa disparition, le compositeur ne se plaindrait certes pas de celui-ci !

BB