Chroniques

par bertrand bolognesi

Isabelle Faust, Steve Davislim, Eliahu Inbal
Orchestre Philharmonique et Chœur d’hommes de Radio France

Ferenc Liszt | Eine Faust-Symphonie in drei Charakterbildern nach Goethe S.108
Salle Pleyel, Paris
- 21 octobre 2011
portrait de Liszt par Lehmann
© dr | portrait de liszt par lehmann

Grand lecteur de toujours, celui auquel le ciel sembla des vertus vouloir donner toutes les musiciennes n’eut guère son pareil pour interpréter la poésie, à travers son œuvre. Si le sensible Liszt s’adonnait à l’art du Lied avec un certain bonheur, c’est avec génie que son piano, et bientôt l’orchestre, s’appropria les vers des uns et des autres et, au delà même, les univers qu’ils évoquaient, voire les mythes en référence. Au classement des inspirations, pour ainsi dire, Faust arrive en première place, qu’il s’agisse de Lenau ou de Goethe, déposant le personnage de Méphistophélès, obsessionnel dans la faconde de Liszt qui, avec lui, put sans doute laisser son imaginaire dépasser le cadre littéraire préalable.

Avant que de faire entendre ce vaste édifice, l’Orchestre Philharmonique de Radio France se lance dans le Concerto pour violon et orchestre en ré mineur Wo023 de Robert Schumann, son aîné d’un an à peine. À l’introduction de caractère tragique, proche de celui du dernier Mozart (La clemenza di Tito, Don Giovanni, etc.), succède la péroraison du violon soliste, un trait qui demeure gentil, sans plus. Bien qu’avec un son ciselé, tonique même, et y compris dans les doubles-cordes, Isabelle Faust ne bénéficie pas, ce soir, de la forme nécessaire à servir l’œuvre. Son expression reste trop confidentielle, même lorsque l’orchestration est légère. Le final du premier mouvement s’opère sans éclat, dans la malingre économie que le chef est contraint d’en vérifier. Plus heureuse s’avère la prestation de la soliste dans le Langsam médian, d’une élégante tendresse à défaut de véritable onctuosité. La dernière partie conclut de plus en plus sèchement une exécution anémiée à oublier vite.

Après l’entracte, le public s’installe pour près de quatre-vingt minutes d’une symphonie légendaire – à plus d’un titre : d’abord parce qu’elle évoque une légende, tout simplement, ensuite parce qu’elle demeure assez rarement jouée au concert. Écrite en 1854, l’œuvre se voit ajouter une partie chorale trois ans plus tard, qui emprunte au second Faust de Goethe ces vers avec lesquels Gustav Mahler finirait sa Symphonie en mi bémol majeur n°8, une cinquantaine d’années plus tard :
« Tout ce qui est passager
n’est qu’image ;
ici s’accomplit
l’inachevé ;
ici se réalise
l’indescriptible ;
l’Éternel Féminin
vers le haut nous entraîne »

Alles Vergängliche / ist nur ein Gleichnis ; / das Unzulängliche / hier wird’s Ereignis ; / das Unberschreibliche / hier wird es getan ; / das Ewig-Weibliche / zieht uns hinan »). Vue l’importance que revêt le mythe dans l’œuvre de Ferenc Liszt, quel plus bel hommage aurait-on pu imaginer que de donner sa Symphonie Faust la veille de son anniversaire (22 octobre 1811), fêtant dignement ce bicentenaire qui occasionne de redécouvrir et de découvrir de nombreuses pages ?

Eliahu Inbal saisit d’emblée l’écoute par des cordes qui semblent sourdre de nulle part. Ainsi la torpeur du cabinet du vieux savant se révèle-t-elle comme un danger. Sur ce sombre dessin (dessein, aussi, peut-être...), les bois apportent une lumière ténue, parfois génialement inconvenante, où l’on goûte l’excellence des traits de clarinette (Nicolas Baldeyrou), de flûte (Magali Mosnier) et, surtout, de basson (Jean-François Duquesnoy). De ce prélude hiératique errant dans les songeries de l’orgueilleux vieillard survient la vigueur du thème de Faust, à l’avantage d’une pâte de cordes abondamment nourrie. Les inserts plus chambristes trouvent alors un relief subtile, bientôt contredit par l’aura formidable de la sonnerie triomphale. Les relais timbriques opèrent en grand raffinement, soutenue par le muscle fiable des contrebasses.

L’alliage particulier d’une clarinette à deux flûtes ménage à Gretchen un ton nouveau, bientôt confirmé par la simplicité gracieuse du duo d’alto et hautbois. Indéniablement, l’on rencontre là un bonheur de « bonté », pour ainsi dire, que la splendeur du sextuor à cordes rehausse plus délicatement encore. Après les froncements de sourcils du tutti, puissants, la ciselure de la harpe désertifie l’emphase avant la reprise du thème par quatre violons, da camera. La quiétude finale de ce portrait n’est cependant pas d’une seule farine : sournoisement elle laisse pressentir le dernier volet, Mephistopheles qui, tout en faisant siens les conseils berlioziens d’instrumentation (l’édition augmentée du Grand Traité parut un an auparavant), livre quelques indices d’un Dukas (quatre décennies plus tard, le goethéen Apprenti sorcier). La facture réemploi avec une verve tenace les thèmes des deux portraits précédents, non sans une ironie supérieure – celle d’un des sept princes de l’enfer à manipuler les sots, peut-être ? Qu’à cela ne tienne, le chœur mystique de la rédemption conclut l’œuvre, les voix masculines de la formation radiophonique lui offrant une étonnante homogénéité, à laquelle répondent idéalement l’extrême clarté et la tendresse d’inflexion du ténor Steve Davislim, éblouissant.

BB