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Chroniques
J’accuse
film d’Abel Gance – musique de Philippe Schoeller
Quand il évoque les civils allemands bombardés par les avions de la Seconde Guerre mondiale, l’écrivain Winfried Georg Sebald (1944-2001) s’inquiète du nombre de récits discontinus, souvent teintés de formules stéréotypés, « en telle rupture avec les souvenirs nés d’une confrontation normale avec les faits qu’ils donnent l’impression de n’être qu’invention pure ou affabulation sortie d’un mauvais roman » [1].
Qu’en est-il lorsqu’un cinéaste veut témoigner des horreurs du « champ d’honneur », non plus avec des mots mais avec des images ? Une réponse est donnée avec cette version restaurée de J’accuse (1919) qui nécessita la recherche épineuse de copies à travers le monde, depuis le lancement du projet en 2006. Comédien et dramaturge œuvrant derrière la caméra depuis 1912, affecté à la Section Cinématographique des Armées (SCA) lorsqu’éclate le conflit, Abel Gance (1889-1981) exploite, dans ce long-métrage tourné en huit mois, son expérience de la Première Guerre, passée en partie sur le front avant la réforme médicale (tuberculose). En amont des épiques Napoléon Bonaparte (1935) ou Austerlitz (1960), il y affirme son pacifisme, confiant à un esprit dérangé l’apologie du sacrifice et tournant la célèbre Résurrection des morts avant l’Armistice, avec des permissionnaires verdunois. Il n’est pas anodin qu’une version parlante et remaniée de J’accuse soit sortie en 1938, à la veille d’une autre boucherie.
Ce qui étonne aujourd’hui, c’est l’importance donnée à la douleur de l’héroïne dont Gance fait une figure christique indéniable. Mariée de force à François, un chasseur tout d’abord brutal, alors que son cœur bat pour Jean, le doux poète, Édith va devenir la proie de soldats allemands. L’enfant né du viol est rejeté par le grand-père, vétéran de 1870, et stigmatisé par les bambins du village. À cela s’ajoute le retour cruel de l’homme de sa vie, vivant mais fou. Paradoxalement, la souffrance des tranchées semble édulcorée : réconciliés dans la tourmente, les rivaux parlent de leur amour pour la même femme, les fils écrivent des mots tendres à leurs mères, etc. Où sont les rats, la gangrène et les gueules cassées ? Avec Sebald, on pourrait parler d’oubli post-traumatique.
Pour accompagner ce film entre allégorie et documentaire (vues de Saint-Mihiel et Hattonchâtel, dans la Meuse), en habitué des projections [lire notre chronique du 1er mars 2014], Frank Strobel joue avec l’Orchestre Philharmonique de Radio France la musique originale de Philippe Schoeller (né en 1957), compositeur déjà remarqué pour son respect, voire sa discrétion sur По закону (Lev Koulechov, Dura lex, 1926) [lire notre chronique du 31 mars 2007]. Ici, rien d’inattendu ni de perturbant : les cordes alimentent la tension de l’intrigue (avec pizz’ euphoriques quand elle s’estompe), les vents disent la tendresse amoureuse ou la pause militaire, les cuivres saluent l’ardeur d’une mobilisation tandis que la percussion, d’abord limitée à la joie d’une farandole, ponctue la proximité de la mort. Il faut signaler encore la présence de silences marquants et celle de chœurs électroniques réalisés à l’IRCAM (solitude, déploration, etc.). On retrouvera cet opus sur ARTE (11 novembre) et France Musique (1er décembre).
Toujours le ciné-concert nous parut un moyen idéal d’attirer la nouvelle génération vers l’orchestre, palliatif à la désertion du concert classique dont s’émeuvent tant d’échotiers dépités. L’événement de ce soir conforte l’opinion, tant le public est inhabituellement hétérogène pour la capitale. Encore faut-il respecter ce dernier et ne pas offrir aux spectateurs du balcon un écran coupé en deux par un câble-micro tendu au-dessus du parterre… Tout simplement honteux.
LB
[1] W.G. Sebald, Luftkrieg und Literatur (Carl Hanser Verlag, 1999) / De la destruction comme élément de l’histoire naturelle (Actes Sud, 2004)