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Chroniques
Jakob Lenz
opéra de Wolfgang Rihm
Parmi les compositeurs d’aujourd’hui, il existe peu de personnalités aussi productives que l'Allemand Wolfgang Rihm qui, outre des opus chambristes, symphoniques, concertants et choraux, compte à son catalogue un nombre d'opéras assez impressionnant. S’attelant en une même période à divers métiers, voilà un auteur qui tisse à droite et gauche et mène parallèlement à terme ses réalisations, grâce à une faculté d’invention, une discipline et une maestria hors du commun.
Après avoir fréquenté Darmstadt, il développe un style personnel qui ne concède rien aux diktats des différentes chapelles de son temps, et appuie ses investigations sur une longue tradition sans pour autant les adonner à une facture rétrograde. En 1978, il conçoit Jakob Lenz, opéra de chambre qui convoque une douzaine d'instrumentistes et concentre les couleurs orchestrales par des choix toujours sensibles en les liant étroitement aux situations du récit par Georg Büchner des égarements de l’homme de lettre allemand lors d’un séjour de repos et de méditation chez le pasteur alsacien Oberlin (le clavecin notamment, ou encore le trio de violoncelles, fort judicieusement utilisés).
L’Opéra national de Paris reçoit Jacob Lenz à l’Amphithéâtre Bastille, dans une réalisation pour laquelle œuvrèrent le Centro de Experimentación Teatro Colón de Buenos Aires, deSingel et la Beethoven Academie, une réalisation que Caroline Petrick signa pour Muziektheater Transparent. Sur une scène où les musiciens semblent autant de bienveillants valets de théâtre, les évolutions des protagonistes obéissent à un principe d’une sobriété déconcertante et salutaire qui vient ciseler l’angoisse du rôle-titre grâce à une direction d’acteur exigeante et précise, avantageusement avare d’effets. Il est rare d’assister à un vrai moment de théâtre à l’opéra ; c’est le cas ce soir. Soutenue par le précis et parfois lyrique Alejo Pérez qui, à la tête des musiciens de la Beethoven Academie, profite des ressorts expressifs de la partition – la Sarabande de la neuvième scène sur le désarroi silencieux de Lenz, par exemple, est saisissante, comme terrifiante sera l’enclume de l’épisode suivant, sur la découverte d’un cadavre de l’enfant malade –, la distribution réunie sert idéalement l’ouvrage.
Si les six chanteuses et chanteurs constituant les Voix venues hanter un personnage attachant à l’idéalisme utopique – « nul ne doit être considéré comme médiocre ou laid si on veut le comprendre... » – ne sont pas toujours exactement équilibrées, le doux pasteur Oberlin (en réalité c’est lui qui consigna les évolutions de l’attaque schizophrène du poète, en 1778 ; son journal fut porté à la connaissance de Büchner lors de son propre séjour à Strasbourg, en 1831), miséricordieux et réconfortant, puis charitablement bourgeois dans l’abandon consenti de cet animal blessé qu'il avait recueilli, bénéficie de la généreuse régularité sonore et du grave au grain troublant de la basse Marek Gasztecki, présence parfaite dans un tel rôle. Le ténor Lorenzo Caròla offre à Kaufmann un timbre immédiatement satisfaisant et un chant à l’attaque franche, mais n’est pas toujours crédible dans ce personnage plein d'un gros bon sens buté et cependant triste de ne comprendre la mauvaise tête embrouillée de l’ami Lenz.
Hagen Matzeit est un Jacob Lenz bouleversant.
Plus qu’en chanteur, c’est en acteur de génie qui déclamerait son rôle jusqu’au chant qu’il apparaît ici. Qu’on ne se méprenne pas : sa prestation s’en appuie d’autant plus sur une approche étonnement maîtrisée des embûches de la partition, servie par une agilité à toute épreuve, jusque dans un sprechgesang rendu évident. Avec un médium non dépourvu de corps, un aigu lumineux et un falseto d’une prodigieuse santé, la voix s’avère souple, efficace tant dans les passages vaillants que délicats – l’exceptionnelle suavité de l’hymne à la « femme trop belle pour cette terre » (Friedericke), abordé comme un Lied, prend tout son relief avec les « Tuez-moi ! » du dernier tiers de l’œuvre –, grâce à un impact égal sur toute la tessiture et à une conduite sûre du chant. Tout en se jouant des difficultés intervallaires du rôle, le baryton berlinois habite Lenz d’une présence engagée, d’autant soulignée par un physique et un âge – comme il est bon de voir servir cet opéra écrit avec l’énergie de la jeunesse d’un Rihm d’à peine vingt-six ans par celle d’un jeune chanteur – qui en rendent plus proche et troublant encore le drame intérieur.
BB