Chroniques

par bertrand bolognesi

Jakob Lenz
opéra de Wolfgang Rihm

Deutsche Staatsoper Unter den Linden (saison hors les murs) / Schiller Theater, Berlin
- 5 juillet 2017
bouleversant Jakob Lenz de Wolfgang Rihm à Berlin (Schiller Theater) !
© bernd uhlig

Toujours dans le cadre du festival Infektion! où sont joués nos contemporains et qui offre en ce moment Die Gespenstersonate de Reimann [lire notre chronique du 27 juin 2017], nous abordons ce bref opéra de chambre que Wolfgang Rihm écrivit en 1976 et 1978. Jakob Lenz fut créé à Hambourg dans une mise en scène de Siegfried Schoenbohm (un assistant de Walter Felsenstein, fondateur de la Komische Oper de Berlin) et sous la battue de Klauspeter Seibel, en mars 1979. Le compositeur allemand s’est attaché à un récit de Georg Büchner (1835) se penchant lui-même sur un épisode de la vie du dramaturge Lenz.

Après une rupture sentimentale, le jeune Lenz (vingt-six ans) tente de se supprimer, ce qui lui vaut la désapprobation de Goethe qu’il révère. Il quitte alors Weimar et trouve refuge chez la sœur du maître, en Forêt Noire. L’époux de Cornelia, le théologien Gaspard Lavater – il n’a pas encore publié L’Art de connaître les hommes par la physionomie pour lequel il est connu – lui conseille de se rendre en Alsace chez le piétiste Oberlin, dans un village de la Steintal (vallée de pierre, littéralement ; le nom français admis est Ban de roche). Après une escale à Strasbourg, Lenz débarque à pied à Waldersbach, en janvier 1877, où il fait la connaissance de ce pasteur progressiste. Mais si l’influence d’Oberlin est bénéfique, elle n’empêche pas l’égarement de Lenz d’aller bon train. Son comportement excessif, dans la lignée de certains accès provocants qui entachèrent son séjour à Weimar, ne manque pas d’inquiéter la population. Ce repli dans un climat austère, très humide (le ruisseau de la forêt), isolé et sombre, l’incapacité où il se trouve de méditer quelque enseignement que ce soit, le choc non digéré de la colère de Goethe, tout précipite la dépression, jusqu’à l’accès de démence par lequel il se juge responsable de la mort d’une enfant.

Nous le signalions déjà il y a quelques années, à l’occasion de la création mondiale de l’opéra Dionysos, Rihm semble fasciné par la folie comme dimension parallèle du génie – Nietzsche, Wölfli, Artaud, Lenz [lire notre chronique du 5 août 2010]… En treize scènes parfois reliées par des interludes (livret de Michaël Fröhling), il conçut une sorte de Lenz-Passion, puisque le personnage s’enflamme lamentablement dans le rachat des péchés du monde. Contrairement aux productions de Michel Deutsch (1993) puis de Caroline Petrick [lire notre chronique du 11 avril 2006] où le jeu se concentrait dans un espace scénique neutre qui, du coup, ne rendait compte que de la vie intérieure, la mise en scène d’Andrea Breth, dont c’est aujourd’hui la première berlinoise (collaboration entre l’Oper Stuttgart, La Monnaie de Bruxelles et la Deutsche Staatsoper Unter den Linden), appréhende le contexte extérieur de la crise.

De gros blocs rocheux bordent l’obscurité humide de ce coin d’ombre propice à l’extrapolation fantasque d’une âme momentanément fragile. Sous la lumière judicieusement sinistre d’Alexandre Koppelmann, un double accompagne certains gestes du poète, mais pas systématiquement (Martin Bukovsek). Le décor de Martin Zehetgruber invite la nature hostile où le personnage croit entendre des voix, ainsi que le village à travers le bois des grosses portes du presbytère, une tapisserie verdâtre ruinée par l’âtre, tout cela peu à peu fissuré et bancal, écho de l’effondrement mental de Lenz. Là, le personnage, continuellement en culotte, dort en position fœtale dans les rayons d’une bibliothèque vide, à côté du buste de Goethe qui, lui aussi, se brisera bientôt. Sous vitrine, un massif de haute montagne arbore ses reliefs sous les yeux de jeunes gens intéressés que déconcerte son discours tant décousu qu’exalté. Quand la fillette surgit dans cet univers, un long pain de glace apparaît sur la scène. Après la visite de Kaufmann et ses conversations philosophiques qui indignent Lenz, la déformation du réel se radicalise peu à peu (le pasteur soudain vêtu en femme lisant benoîtement les Écritures). La mort de l’enfant n’arrange rien – il avait cru pouvoir/devoir la sauver. Pendant la veillée funèbre, des chaises géantes le placent dans des proportions écrasantes, peut-être celles du mobilier vu par un enfant.

Au plus fort de la folie, les espaces se mêlent confusément : les rochers sont dans sa chambre. Au réalisme des costumes d’Eva Dessecker s’ajoute le fer-blanc du petit lit et la crudité de la crise elle-même : tandis qu’Oberlin et Kaufmann tentent de le réveiller et l’invitent à rentrer chez lui, Lenz puise dans le seau de la nuit les excréments avec lesquels se barbouiller, en hurlant « Schagt mich! » (battez-moi !) – il reprend au monde ce que son ventre lui a donné, se le réappropriant par un geste superstitieux, désespéré, enfantin et morbide. Les compères jouent si bien la conséquence olfactive qu’au lieu de la compassion ressentie pour le malheureux lors des deux spectacles cités plus haut, l’on n’éprouve que répulsion. La mise en scène est-elle excessive ? Au contraire, elle va plus loin : seul le pasteur, ainsi désigné comme l’homme bon, parvient à dépasser le dégoût, il n’est donc pas aussi simple d’être un homme bon. Là où l’émotion caressait le spectateur dans le sens du poil, Andrea Breth montre l’empathie exceptionnelle d’Oberlin.

Par l’endurance, l’inflexion diversement nuancée, la souplesse du chant et l’extrême engagement dramatique, Georg Nigl signe une incarnation bouleversante – dans la carrière d’un chanteur, un tel rôle est une épreuve dont il sort grandi. John Graham-Hall campe un Kaufmann idéalement agressif. Le solide et doux baryton d’Henry Waddington est parfait en Oberlin tout de digne prévenance. Outre les ensembles vocaux assumés par Stine Marie Fischer, Sabrina Kögel, Irma Mihelič, Olga Heikkilä, Eric Ander et Dominic Große, saluons les jeunes figurants et félicitons la douzaine de musiciens de la Staatskapelle Berlin, placés sous la direction de Franck Ollu.

BB