Chroniques

par bertrand bolognesi

Jay Gottlieb raconte l’Amérique musicale
première partie, de 1862 à 1925

Mona Bismarck American Center for Art and Culture, Paris
- 8 novembre 2012
Jay Gottlieb raconte l’Amérique musicale
© jean-luce huré

Grand passionné de la musique d’aujourd’hui et plus encore de celle de sa patrie [lire notre chronique du 21 septembre 2012], le pianiste étatsunien Jay Gottlieb propose un parcours à travers l’histoire musicale nord-américaine, parcours articulé en deux soirées qu’en toute logique sépare Stehende Musik de Stefan Wolpe. C’est en 1938 que le Berlinois s’installe à New York (la ville natale de Jay Gottlieb), après avoir fui Berlin à l’accession d’Hitler au pouvoir, via l’Europe de l’est puis l’Autriche et la Palestine, enfin. Toujours Wolpe fut l’homme de la modernité, dans sa proximité avec le Bauhaus comme dans son atonalité : les nazi, qui n’aiment ni la modernité, ni le dodécaphonisme, moins encore le Bauhaus, pas du tout les artistes juifs – et surtout pas les artistes juifs modernes et communistes ! –, lui seront évidemment hostiles, lui faisant rejoindre ces trop nombreux créateurs de ce qu’ils dénomment l’Entartete Musik. Arrivé à New York, le compositeur en intègre naturellement la culture ; il enseigne bientôt et se rapproche des plasticiens de son temps, comme il l’avait fait dès ses premiers pas.

Ce n’est pas à un récital que nous assistons, mais à ce que l’on pourrait appeler un « atelier-concert », mené de main(s) de maître par un conférencier à la brillante loquacité. S’il mènera le public du 15 novembre dans l’après-Wolpe, au fil d’opus signés William Bolcom, John Cage, George Crumb, Morton Feldman, etc., il aborde aujourd’hui ce qui précède, à savoir les débuts de la musique nord-américaine qu’il replace brièvement et clairement dans leur contexte historique : celui de la Guerre de Sécession. Quoique né à New Orleans (1829), donc dans un des états du sud, Louis Moreau Gottschalk prend partie pour les intérêts nordistes. Après avoir brossé un savoureux portrait du musicien, Jay Gottlieb joue quelques extrait d’Union (1862), paraphrase de concert où Star splangled banner et Hail Columbia, les deux hymnes nordistes, croisent le britannique Yankee Doodle, dans une facture lisztienne appuyée où les figuralismes s’affrontent.

De vingt ans son cadet, Thomas Wiggins est né esclave, aveugle et autiste dans une plantation géorgienne. Très tôt, on exhibe sa mémoire auditive incroyable et son grand talent pianistique qui feront de lui « le pianiste le mieux payé du XIXe siècle », comme le précise l’artiste – détail auquel il convient cependant d’ajouter que, n’ayant jamais été affranchi, le phénoménal Wiggins enrichit non moins phénoménalement ses maîtres blancs. En 1866, il compose Battle of Manassas, hommage à la victoire sudiste du 21 juillet 1861, en Virginie, au tout début de la guerre civile. Si l’analyse s’avère assez ironique quant aux maladresses de cette pièce, comparée à celle de Gottschalk, rappelons que ce dernier a trente-trois ans lorsqu’il écrit Union, donc une maîtrise certaine de son art, tandis que Wiggins compte à peine dix-sept printemps. Jay Gottlieb joue quelques passages à la saveur « chopinienne » un rien kitsch (veille de la bataille), les préparatifs de la bataille, avec leurs effets de tambours trillés qui rappellent le clavecin de Rameau et de Couperin (Bruit de guerre de La Triomphante), une Marseillaise jonchée de clusters qu’on dira « guillotins », jusqu’au surgissement de l’Hymne dans un élan austère, voire brut, dont a raison le Dixie's Land des confédérés, en galop de rhapsodie lisztienne.

Après le bref Maple Leaf Rag écrit en 1894 (publié en 1899) par un autre fils d’esclaves, Scott Joplin (né en 1867), pour le club Maple Leaf d’une petite ville du Missouri, Jay Gottlieb poursuit cette vaste épopée avec The Anti-Abolitionist Riots, étude (n°9) achevée en 1909 (publiée en 1913), et des extraits de l’impressionnante Concord, Mass. Sonata de 1909/15 (plusieurs fois révisée, à partir de 1940 et jusqu’à la mort du compositeur, en 1954), hommage aux transcendentalistes américains Emerson, Hawthorne, Alcott (père et fille) et Thoreau (quatre mouvements, un par personnalité). Parce qu’il prit tout ce qu’il pouvait y avoir de bon dans diverses influences, doctrines, origines philosophiques et esthétiques, le pianiste voit en Charles Ives « l’esprit même de la démocratie ». De fait, en jouant ces passages, il révèle « le père de la musique américaine » prolongeant l’hétéroclite héritage de Wiggins et de Gottschalk dans l’épicentre de la Cinquième de Beethoven !

Admirateur dévoué d’Ives, le Californien Henry Cowell (né en 1897), figure majeure de la modernité américaine du début du siècle, publiera avec Sydney, son épouse, la première biographie du grand compositeur (Charles Ives and his music, 1955). À peine âgé de quinze ans, le génial Cowell superpose une mélodie irlandaise fantasmée à un cluster – c’est lui qui trouve un nom à cette technique, déjà présente dans l’œuvre de ses prédécesseurs, dont il radicalise l’emploi) – en glas : nous entendons The Tides of Manaunaun (1912). Et c’est encore Cowell qui imagine de jouer le piano directement sur les cordes plutôt que dans les touches, comme en témoignent les extraits d’Aeolian harp (1923). C’est avec le féroce Tiger de 1928, rugissant de cluster en cluster, que Jay Gottlieb conclut la première partie de son exposé.

À la seconde de naître… avec le siècle !
1900, c’est l’année de naissance de George Antheil (8 juillet) et d’Aaron Copland (14 novembre). Si Cowell admirait Ives, Antheil est fasciné par Stravinsky qu’il finit par rencontrer à Berlin en 1922. Le fameux Bad boy de la musique est tout autant passionné par le jazz, les découvertes scientifiques, les machines, le cinéma, etc. Aussi aborde-t-on une sorte d’ogre – dont il sera forcément question lors du prochain forum Futurisme et primitivisme (Cité de la musique, le 24 novembre) –, incroyable aventurier qui multiplie les scandales ici et là. Après quelques pages de Jazz Sonata, Jay Gottlieb joue Airplane Sonata, attirant notre attention sur les prémices ligetiens, puis Death of the machines, trois opus de jeunesse (1922). Assurément, le temps accordé à la musique de Copland est franchement trop long, et vient déséquilibrer la soirée. Certes, l’évolution du compositeur, des Blues intuitifs de la fin des années vingt à la Fantasy hiératique de 1957, est fort intéressante, mais à caresser la « modernité » dans l’ensemble du programme, cet exposé-là manque de synthèse. Ô combien plus remarquable s’avèrent les Préludes (1924/28) de Ruth Crawford Seeger ! La compositrice est née en 1901 et, après de premières armes « traditionnelles », approfondit son approche de la musique auprès d’une disciple de Scriabine, Djane Lavoie Herz. Élève puis épouse du théoricien et compositeur Charles Seeger, elle réunit les influences d’un certain rationalisme à celles du mysticisme russe. L’écoute des Préludes n°6 et n°9 laisse percevoir une personnalité d’exception.

Écrite dans le cadre d’un projet pluridisciplinaire avec le peintre Paul Klee, en 1925, la presque « constructiviste » Stehende Musik de Stefan Wolpe [lire notre chronique du 17 avril 2008] ferme ce moment, invitation à se rapprocher de l’aujourd’hui, ici-même, jeudi prochain.

BB