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Chroniques
Jean-Christophe Revel
création de Suppliques de Jacques Lenot
Aujourd’hui paraît chez Intrada un nouvel enregistrement d’une œuvre de Jacques Lenot, écrite il y a trois ans. Le soir même, en présence du compositeur, Jean-Christophe Revel fait sonner ces Suppliques au grand orgue de Saint-Étienne-du-Mont, un instrument de Pierre Pescheur maintes fois modifié – par François-Henri Clicquot, Aristide Cavaillé-Coll, la facture nantaise Beuchet-Debierre, les Établissements Gonzalez, enfin par Bernard Dargassies (1991) – dont est titulaire Vincent Warnier qui joue volontiers la musique de Lenot et créait ici-même La Gerusalemme celeste [lire notre chronique du 28 avril 2006].
Cette tribune (qui longtemps fut celui de Maurice Duruflé) n’est certes pas un orgue romantique comme celui de la cathédrale Saint-François-de-Sales de Chambéry qu’on entend au disque, précisément choisi par Revel pour des qualités répondant au désir de sonorité feutrée du compositeur [lire notre critique du CD]. Aussi, depuis trois jours le musicien s’emploie-t-il à ingénieusement registrer son médium afin de l’approcher le plus possible du résultat souhaité.
À cet exercice minutieux il semble que l’interprétation ait « bougé », elle aussi, ce qu’accentue peut-être une distance de deux ans entre l’enregistrement et le présent concert. Ainsi le tempo des trois premiers mouvements paraît-il nettement plus rapide, l’incise du récit fragmenté se révélant alors nerveuse, tendue. Du coup, la réflexion sur la mort, mais encore la « confidence » (comme le dit Lenot lors d’un bref préambule), vient conjurer le peu qu’il pouvait encore demeurer de contemplatif en ce recueillement. Plus compact, la couleur nécessite une respiration « sportive », pour ainsi dire.
« Avec mon expérience de compositeur, mon métier et ma connaissance de l’orgue, mais encore mon âge, je voulais faire sonner l’instrument différemment, enlever tout ce qu’il possède de symphonique et favoriser au contraire un possible détachement, dans l’absence absolue d’emphase », nous confiait Jacques Lenot quelques jours auparavant. « Beaucoup de flûtes, et aussi ce qu’on appelle la montre, et les prestants avec leurs effets de timbres plutôt doux, voire tendres. » À la douleur ressentie dans la perte d’un être cher d’alors s’exprimer par cette tendresse grave, un rien sévère mais jamais austère, où les anches n’arrivent que très tard, préservant jalousement la souveraine douceur.
Des accords classés auquel il recourt dans son écriture cependant intégralement sérielle, le compositeur dit qu’ils sont pour lui des chemins de traverse, un peu à la manière de la peinture de Mark Rothko : « trois teintes franches se chevauchent au moment où l’œil peut passer de l’une à l’autre. Je ne sors pas de la série – je ne le pourrais pas : elle est ma discipline, mon architecture – mais je lui donne une nouvelle souplesse. Ce souvenir de la tonalité est brouillé dès la mesure suivante et passe donc très vite dans un autre tissu (ce ne sont jamais les mêmes notes ni les mêmes accords) ». Ces « arrêts sur image » constituent des pivots qui permirent à l’auteur d’avancer vers des développements non-thématiques.
Cinquième partie (d’une œuvre qui en compte sept) : dans l’oscillation de l’un peu fauve vox humana, un sourire bon, presque sage suspend l’écoute avant le retour progressif du mélisme impératif. Le silence s’écrit de plus en plus dans Peroratio I, soupirant sa raréfaction dans un secret indicible, sur des graves « toussés ». L’ultime épisode (Peroratio II) « ronfle » ses contrastes, chuchote, crie, susurre, hurle et caresse. « C’est un grand mausolée de marbre blanc […], une stèle de sons trouée de silence », selon Jean-Christophe Revel (notice du CD) dont le parcours d’interprète est très lié aux opus de Lenot – Livre d’orgue III, Exultate, La victoire d’Héraclius, etc. De fait, ces quelques soixante-dix minutes sous la voûte changent la lumière intérieure de l’auditeur (s’il est prêt).
BB