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Chroniques
Jean-Luc Fafchamps et Jean-Luc Plouvier
Georges Aperghis | Alter-Face pour deux pianos
Prenons place dans la vaste agora de la Fondation Cartier. Dans le halo vert de l’objet architectural de Nouvel, froid comme un tiroir de morgue en ce jeune février cinglant, Les soirées nomades ont installé deux « crocodiles de concert ». Jean-Luc Fafchamps et Jean-Luc Plouvier prennent place devant leurs gentilles mâchoires où articuler-désarticuler un dire singulier, celui de Georges Aperghis. Dans la contemporanéité de son opéra Avis de tempête [lire notre chronique du 17 novembre 2004], le compositeur écrivait il y a plus de dix ans Alter-Face que les artistes, tous deux membres d’Ictus, donneront deux fois, de part et d’autre d’une conversation avec son auteur.
D’emblée nous retrouvons la manière d’Aperghis, le soin méticuleux qu’il prend à inventer des langues qu’il n’a de cesse de disloquer, à peine surgies du borborygme. Alter-Face masque son dire par une duplication de la bouche pianistique, bouche déjà ô combien bavarde par nature. Nul bavardage ici, pourtant : l’essentiel, toujours, est dans ce qui ne se laisse pas prononcer, le musicien le sait bien. « Le fond de l’air est frais » dirait l’Ukrainien… à moins que de ses mandibules chût un « lfd’fr » plusieurs fois répété, épicé peu à peu de quelques altérations de prime abord insignifiantes au fil de l’insistance jusqu’à clamer soudain un « air » plus abruti de lui-même que victorieux d’un tel accouchement. Pardon de cette double paraphrase quelque peu invasive, mais c’est qu’il en va de telles récitations dans la pièce du jour.
Jamais les pianistes jouent séparément, puisque chacun est le double de l’autre, image déformée par un miroir joueur, narguant l’oreille par autant de leurres rythmiques, dynamiques et harmoniques qu’on en peut inventer – comptez sur Aperghis, loin d’être à court ! Facétieuse, la chose n’est pas drôle tout en donnant naissance à un demi-sourire timoré, un regard en plis, une patte-d’oie entendue, pour ainsi dire. L’accentuation bouge, une polarisation, rendue presque campanaire par l’omniprésence d’une pédale volontiers envahissante, interroge l’auditeur, soliloque sa propre dislocation dans un silence rendu impossible mais qui ne se laisse cependant pas définir autrement. À la dérobée de cette litanie abstraite succède une volière obstinée. Qui dit quoi ? Les conglomérats de la fin ne l’avouent pas.
« Ce n’est pas une pièce mais un simulacre de pièce, dit Aperghis dans l’entre-deux. Plein de petits objets sont posés les uns à côté des autres, mais ils n’ont rien à se dire ; des silences et des résonnances prolongées les séparent. Chaque piano s’efforce d’être le faussaire de l’autre. D’habitude mon travail convoque un maximum de tension et d’énergie, mais cette fois, il ne faut entendre que la fausseté du propos.On croit entendre un accord au cœur de l’œuvre, mais il n’arrive jamais, en fait ; à l’inverse, une note pivot revient sans cesse : tout ça, c’est pour donner de fausses pistes harmoniques… ». Après que nos deux Jean-Luc (décidément, le faux calque n’en finit pas…) aient évoqué le parlando instrumental de cette musique, l’ambiguïté de la demi-pédale indiquée par la partition, mais encore une certaine parenté avec le piano de Morton Feldman, après que le compositeur ait parlé de Chopin, de ses gestes dont on ne perçoit plus les notes, et du fragile tintement multiphonique des verres lors d’un tremblement de terre qu’il vécut enfant, nous réentendons Alter-Face… les secrets n’en sont pas levés, vous pensez bien !
BB