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Jean-Paul Gasparian joue Sergueï Rachmaninov
Après une grande journée Ferenc Liszt [lire nos chroniques des récitals de Rodolphe Menguy, de Gabriel Stern puis de l’intégrale des Années de pèlerinage par Tanguy de Williencourt, Jean-Frédéric Neuburger et Nathanaël Gouin], le Festival International de Piano de La Roque d’Anthéron consacre ce premier samedi du mois d’août à la musique de Sergueï Rachmaninov. Quatre rendez-vous forment un parcours que conclura ce soir Nikolaï Lugansky dans le programme qu’il donnait à La Grange de Meslay tout récemment [lire notre chronique du 10 juin 2023]. Pour notre part, nous assistons au deuxième de ces récitals, celui de Jean-Paul Gasparian, plusieurs fois salué dans ce répertoire [lire nos chroniques du 20 janvier 2021 et du CD qui s’ensuivit].
Le jeune musicien ouvre ce florilège, donné en l’auditorium du Centre Marcel Pagnol, par le Prélude en si mineur Op.32 n°10 dans une sonorité fort claire dont la lumière n’entre pas en opposition avec le caractère méditatif et relativement sombre de cette page âprement articulée. Quatre Préludes des dix à former l’opus 23 poursuivent le voyage en l’univers du compositeur russe. Dans une inflexion globalement tendre à l’accentuation néanmoins solidement musclée chante l’Andante cantabile en mi majeur (n°4), fermement appuyé au fond du son. Après le fluide Andante en mi bémol majeur (n°6) s’enflamme l’allegro en ut mineur (n°7), torrentiel et parfaitement maîtrisé, jusqu’au lyrisme. Depuis la première fois où nous l’avons entendu [lire notre chronique du 15 janvier 2016], l’art de Jean-Paul Gasparian a grandement évolué, affirmant un musicien conscient de sa force et des moyens dont il dispose. Aussi apprécie-t-on la robustesse personnelle d’une frappe qui jamais ne laisse exploser le piano – pourtant un Steinway, facture souvent propice à tel travers. Voilà bien qualité à magnifier le Largo en sol bémol majeur (n°10), dont le confondant relief est soigneusement ciselé sur le motif répété.
S’élève alors le délicat recueillement de l’Élégie en mi bémol mineur, premier des Cinq morceaux de fantaisie Op.1 de 1892, composés par un garçon de dix-neuf ans. Retour à un Rachmaninov plus mûr, avec les Études-tableaux Op.39 de 1916 dont nous entendons maintenant l’Allegro molto en fa# mineur (n°3) dans une lecture qui hiérarchise savamment les énoncés à mettre en relation. Ainsi le menu se révèle-t-il concentré en une intériorisation puissante. Dans cette virtuosité lisztienne évidente et invisible, le Lento lugubre en ut mineur (n°7) avance avec sévérité, tandis que l’effroyable marche de l’Allegro moderato en ré majeur déploie cloches et chorals avec une vigueur drue. Le pianiste fait alors une incursion dans l’Opus 16 (soit les Moments musicaux publiés en 1897) avec un Adagio sostenuto en ré bémol majeur (n°5) assez austère, auquel succède le célèbre Lentamente molto cantabile en ut# mineur, dolente Vocalise échappée des Romances Op.34 de 1912, transcrite par le pianiste et compositeur écossais Alan Richardson (1904-1978) : elle nous parvient ici dans une douceur exquise à l’amble contemplatif que gagne bientôt une intense mélancolie. Pour finir, Gasparian offre une plongée dans la paraphrase conçue par Rachmaninov, en 1923, du Liebesleid de Fritz Kreisler (Alt-Wiener Tanzweisen, 1910). Dans cette danse d’apparence anodine s’invite le non-dit d’un drame secret, glissé au cœur du bal mondain.
À l’enthousiasme d’un public conquis, le musicien répond par plusieurs bis. La survenue du mouvement médian (Non allegro, Lento) de la Sonate en ut# mineur Op.36 (1913, rév.1931) surprend, puis la générosité de son chant émeut et convainc pleinement. Trois pages de Claude Debussy sont encore offertes. Merci !
BB