Chroniques

par françois cavaillès

Jean-Philippe Rameau | Les Boréades (version de concert)
Tassis Christoyannis, Sabine Devieilhe, Thomas Dolié, etc.

Purcell Choir, Orfeo Orchestra, György Vashegyi
Théâtre des Champs-Élysées, Paris
- 23 septembre 2023

Pour un dernier projet en collaboration avec le Centre de Musique Baroque de Versailles (CMBV) et un vingtième enregistrement (en l’espace de neuf ans), le chef hongrois György Vashegyi mène de la baguette ses deux ensembles Orfeo Orchestra et Purcell Choir dans l’ultime tragédie lyrique de Jean-Philippe Rameau, Les Boréades (1763) [lire nos chroniques du 6 avril 2003 et du 18 juin 2005]. Action dramatique intense et parfois même folie opératique figurent au menu de la tournée internationale de passage, ce samedi soir, au Théâtre des Champs-Élysées. Ici, la musique hisse au plus haut le mélomane captivé, en suivant la courbe de l’opéra jusqu’à son apogée – en l’occurrence dans l’euphorie artistique des Lumières, de l’allégresse un peu hachée de l’Ouverture à l’italienne jusqu’au duo final ballotant les deux protagonistes dans un rêve d’amour, bien au chaud entre une danse céleste comme un plaisir d’enfance et une autre nuptiale, plus joyeuse encore. Donnés en version de concert, les cinq actes sont largement décorés de subtiles mélodies lumineuses bien que complexes, éclatant, par exemple, dans quelques gavottes prodigieuses, d’un équilibre remarquable. La créativité de Rameau paraît folle, immense, et l’orchestration extrêmement admirable.

Tractés par les formidables exclamations des cors, mis en rail par les bois, nous progressons dans l’ambiance de chasse augurale, sur une trame ludique et vaillante éclairée par le dynamique maestro tantôt assis, mais jamais au repos. En Bactriane (actuel Afghanistan), la reine Alphise élève un chant magnétique dès le premier arioso, au phrasé délicieux, et, pour véhiculer les émotions croissantes d’une histoire d’amour véritable élixir des cœurs, l’accompagnement du clavecin s’avère idéal. Ici soprano dramatique plutôt que colorature, Sabine Devieilhe apporte les merveilles de poésie en français promises par un si grand rôle. Vocalise ravissante, clarté de tous les instants et médusante maîtrise dans le virtuose Un horizon serein, mais également capable de fusées vocales en irrésistible tragédienne, la voici tout à fait souveraine, puisque si autoritaire et poignante à l’heure d’abdiquer sans autre raison valable qu’un pur sentiment – sur les plus beaux vers :

« Je règne sur un cœur généreux et sincère,
Le choix que l’amour m’a fait faire
Assure pour jamais le repos de mes jours.
Je trouve ma gloire à vous plaire,
Et mon bonheur à vous aimer toujours. »
(scène 4, Acte III)

Grand interprète de Rameau, le ténor Reinoud Van Mechelen [lire nos chroniques de Castor et Pollux, Les Indes galantes et Zoroastre] signe d’entrée, avec succès, une ariette fortifiante et mélodieuse (Charmes trop dangereux), en dépit des difficultés du livret. Quel imposant Abaris, tant affairé à partir de la ferveur et de l’émotion juvénile initiales, puis dans la fougue et l’ardeur par-delà les frustrations – et le Purcell Choir devenu simplement massif, passé l’imposante tempête, très réussie –, l’affliction et l’alerte nostalgie au sublime Lieux désolés. Il faut puiser au fond pour soulever les foules.

Quant aux vilains Boréades, ils sont vite servis par le jeune et frais ténor Benedikt Kristjánsson, Calisis qui, de son exubérance dorée, sauve même l’Acte III à son milieu, et par le baryton chaleureux et virulent Philippe Estèphe, fin annonciateur des tourments, aussi mélodieux que dynamique même dans un trou d’air, le creux Nos Peuples (II). À un double-rôle plus ingrat, sous les titres du grand-prêtre Adamas et du dieu Apollon, s’emploie Tassis Christoyannis, baryton riche dans la justesse et la projection, bien que parfois trahi par le timbre [lire nos chroniques de La favorite, Andromaque, Faust, Thésée, Cinq-Mars, Ali Baba, Hémon, Frédégonde et La vestale]. Davantage cumulard encore, le soprano Gwendoline Blondeel donne toute satisfaction, toujours absorbant, gracieux et doté d’un feu charmant, en approfondissant les aigus (dans l’ariette Si l’hymen a des chaînes de la confidente Sémire). Tranchante, émouvante et entraînante dans l’air de la Nymphe, à proclamer divinement Le bien suprême, c’est la liberté, gorgée de poésie sincère à travers les vocalises passionnées à l’ariette suivante, c’est bel et bien l’Amour aussi, puis la merveilleuse Polymnie, présentée avec magnificence par l’orchestre, révélant Rameau au comble de l’émouvant – étourdissante cantatrice, à suivre avec attention [lire notre chronique d’Il palazzo incantato] ! Enfin, plus simple car cantonné au seul colérique Borée, dieu des Vents du Nord et père des Boréades, le baryton Thomas Dolié se montre fort en verbe, habile dans les accents mais surtout large et puissant dans Obéissez, quittez vos cavernes (Acte V) [lire nos chroniques de Cyrano de Bergerac, Die Zauberflöte, A midsummer night's dream, L’enfance du Christ, La Traviata, Une flûte enchantée, Ariadne auf Naxos, Les Indes galantes, Rinaldo, Phèdre, Issé, Béatrice et Bénédict, Les Troyens à Carthage et Phryné].

FC