Chroniques

par delphine roullier

Jenůfa
opéra de Leoš Janáček

Théâtre du Capitole, Toulouse
- 16 octobre 2004
© patrice nin

Une roue qui tourne (parfois) sur son axe : un moulin qui fixe l’humeur dramatique d’une scène brassant du noir pour y moudre sa musique. Et quelle musique ! Celle de Janáček, compositeur morave à la charnière des XIXe et XXe siècles qui signe avec Jenůfason second opéra – en comptant Šárka, troisième avec Commencement de Roman (Počátek románu). C’est en 1895 que Leoš Janáček en entame la composition. L’œuvre connaîtra sa première production en 1904 à Brno, avant d’être célébrée à Prague en 1916 seulement. Et il n’est point de hasard à ce que Janáček situe la scène autour de l’organe transformateur qu’est le moulin. Comment pouvait-il mieux rendre son identité, sa dignité et ses vertus au peuple morave étouffé par la culture autrichienne des Habsbourg, sinon en broyant celle imposée dans un folklore retrouvé pour que le morave s’y abreuve et s’y reconnaisse ? En musique, tout passe mieux, en douceur et profondeur…

Aussi, dans cette perspective de revendication nationale, c’est au cœur du monde rural morave que nous transporte le tragique destin de Jenůfa. S’inspirant d’une histoire vraie, ce qui davantage encore accentue le vérisme de l’opéra, c’est autour d’un nœud familial qu’apparaissent des êtres issus de deuils et de séparations, mais surtout natifs d’une même alliance. Trois actes structurent l’ouvrage. Deux lieux le composent (le moulin, la maison). Une grande figure l’anime : Jenůfa. Et l’étau se resserre encore autour d’un infanticide qui fige naissance et mort en un même instant pour le grand rassemblement familial dans lequel la vie entière va se jouer. La naissance en soi demeure naturelle pour Janáček qui, au désordre de cette mort prématurée et volontaire dictée par une peur des conventions sociales, répond par la représentation d’une action tout autant normée, cette fois dans l’alternative d’une prolongation réparatrice qu’est l’acte final du mariage, par lequel il achève sa brillante partition.

Jenůfa aime son cousin Števa, héritier du moulin, dont elle porte l’enfant illégitime. À son grand damne, elle ne sera pas l’élue de son cœur, mais de celui du frère cadet qui malgré les nombreuses déconvenues et fractures, consentira à l’épouser par amour. Au cours de cette trajectoire, Jenůfa semble persécutée par le mal avec lequel elle fait corps, dans son ventre et sur sa figure, déchirée par la mort de l’enfant qu’elle porte, défigurée par celui qui l’aime, trahie de toute part et passive face à sa destinée.

Après les reprises d’Elektra et de Butterfly la saison dernière, Nicolas Joël trouble d’autant de gravité, avec un paysage scénique qui fige lieu et couleur, la roue d’un moulin et le noir pour toute présence. L’ensemble architectural, simple et massif, qui dresse un plateau tout de noir vêtu, murmure l’absence de repères et l’isolement, comme tout droit sorti des ténèbres. D’où la lumière pourra-t-elle jaillir ? Les voix auront cette force active de séparer l’ombre d’un rai pour donner corps à de fugitifs instantanés.

Retenons les brillantes prestations des soprani, Barbara Haveman dans le rôle-titre et Hidelgard Behrens en Kostelnička, qui ont merveilleusement interprétées leur personnage. Explorant toutes deux même tessiture pour des incarnations pourtant bien différentes en âge, elles réalisent la complicité de deux femmes qui manient une vibration vocale jusqu’à la douleur, puisque toutes deux dans le souvenir d’un homme (le père pour l’une, le mari pour l’autre). Hidelgards Behrens, saisissante par le chant comme par les mots (quelques passages fragmentairement parlés), fait frémir une langue terrienne tout en décollant un aigu aérien avec une aisance remarquable – n’en déplaisent aux tympans qui ont parfois eux aussi ressenti la douleur du cri.

Notons également le parti-pris qui a fait vivre de véritables silences (d’action, de voix et d’instruments) où la représentation a trouvé sa respiration. Aussi, ces coupures qui scandent les dialogues dénotent une inflexion qui participe tant de l’effet de séparation que de celui du partage, en un mot celui de l’amour. Quant aux libertés harmoniques et rythmiques, notamment dans l’amorce du deuxième acte, l’Orchestre National du Capitole, dirigé par Jiří Kout, a montré ce soir une interprétation gaie et heureuse des jeux folkloriques moraves, et le chœur put émouvoir par sa jovialité vivifiante, une sorte de communion dont le large volume fit contraste avec la solitude des solistes. Dans les rôles masculins, Kevin Anderson offrait une forte animation scénique à sa belle prestation vocale dans le rôle de Števa. En revanche, le Laca de Jorma Silvasti plaçait sa voix dans l’ombre, ne dégageant pas la force amoureuse, persuasive et violente, attendue chez un tel personnage.

DR