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Chroniques
Jenůfa
opéra de Leoš Janáček
La production de Jenůfa de 1996 est reprise pour six représentations au Châtelet ce printemps. C’est avec grand plaisir qu’on put ainsi voir l’intelligente et sensible mise en scène de Stéphane Braunschweig, d’une grande sobriété, reposant essentiellement sur une direction d’acteurs précise. Le principe général pourrait bien en être une haute idée de la responsabilité de chacun dans l’enchaînement des circonstances, et cela dès le lever de rideau, sans attendre le mea-culpa collectif de la fin de l’ouvrage. Le drame de Jenůfa n’est plus ici uniquement une histoire individuelle, mais l’enchevêtrement de méfaits frappant une jeune femme qui, elle, ne peut assumer le poids d’une société bondieusarde autant que cancanière. La situation est terrible : Jenůfa est élevée par la seconde femme de son père veuf ; elle est définie dès alors par une identité marginale, tolérée, avec tout ce que cela implique.
De fait, le rêve de la Kostelnika de faire d’elle un exemple de pureté et de réussite est montré sur cette scène comme ressortissant précisément de cette marginalité, comme si la belle-fille devait être plus que ce qu’elle aurait exigé d’un enfant à elle qu’elle n’eut pas pour se faire accepter complètement. La grande femme sévère ne manque pas d’affection, et celle-ci réellement est sincère ; mais elle n’est pas capable de la reconnaître pleinement comme allant de soi. Parce qu’elle-même n’a pas été à la hauteur de son orgueil démesuré, qu’elle s’est rendue esclave de son amour pour un buveur qui la battait. Ainsi, cherchant à effacer le ratage de sa vie elle élève Jenůfa dans une rigueur monstrueuse qui mène inévitablement aux péchés (la naissance du petit, la mort du petit).
La mise en scène fait entrer par le biais d’une sorte de neige, blanche lorsqu’elle tombe, noire au sol, tout le village dans la chambre de l’enfant, exprimant là encore la part qu’a l’opinion publique dans la décision d’accomplir un meurtre ; c’est la honte qui pénètre la maison, et s’y installe comme une vermine dont elle ne pourra jamais se débarrasser. Jusqu’au geste de Laca qui entre dans cette logique, le garçon souffrant lui aussi d’une position tolérée dans la famille ; en ouvrant le joue de Jenůfa d’un coup de couteau que le contremaître vient juste d’aiguiser (le village, une nouvelle fois...), il marque pour toujours la jeune femme comme partageant son adversité, et de ce fait devant être sienne.
Chaque personnage a été le soin d’un vrai mûrissement, d’une recherche exigeante, et le résultat est extraordinaire. Laca qui revendique sans cesse, Jenůfa tour à tour amoureuse, soumise à ses aînées, dominatrice avec Laca, insolente même, puis miséricordieuse avec tout le monde dans le dernier acte, Števa attachant comme un gosse gâté à qui tout réussi, et la Sacristine d’une monstrueuse humanité, très nuancée, ce qui en est d’autant plus bouleversant. L’espace n’est ni nettement figuratif, ni complètement abstrait. On y devine le moulin de Števa par la présence d’une roue à ailes rouge, élément hésitant entre moulin à eau et moulin à vent, comme oscillant entre deux éléments fondamentaux. On sait que l’on est dans la chambre uniquement parce qu’il y a un lit, de même qu’il y a des bancs dans l’église du village, mais c’est tout. Notons d’ailleurs que le chœur surgit du fond pour lapider la fille d’Eve supposée infanticide, et s’assied face au public pour peu à peu baisser la tête, réceptionnant enfin toute la honte de cette histoire, et par là même nous la faisant partager pudiquement ; par ce procédé, on ne regarde plus, on est directement concerné. Par certains détails, on touche à une lecture encore plus approfondie de l’œuvre, comme le pot de romarin mort sur un banc, lors du mariage, le même romarin que soignait Jenůfa pendant la toute première scène ; et bien d’autres choses encore. Tout cela contribue à une impression rare de réalité, de pertinence absolue, portant plus loin encore l’émotion des personnages.
Le spectacle prend une dimension plus grande encore grâce à un plateau vocal idéal, rassemblant quatre voix parfaitement équilibrées, et des chanteurs se prêtant avantageusement au jeu, incarnant très justement leurs rôles. C’en est par moment stupéfiant ! Gordon Gietz donne un Števa charmant et insupportable, intériorisant tout à fait la peur que lui inspirent les deux femmes à l’acte II, et sert la partition d’une voix claire, séductrice autant que vaillante, qui résumerait à elle seule toute la psychologie du personnage. La Jenůfa de Karita Mattila bénéficie d’une très grande richesse de timbre, et surprend par l’espace qu’elle envahit autant que par l’éblouissante capacité de nuances, toujours en rapport avec le texte plus que strictement musicales ; la soprano souffrait d’un rhume pour la Première : non seulement, il est aux orties, mais sa prestation de cet après-midi dépasse largement l’enregistrement live de Covent Garden paru ces derniers jours. Elle est si lasse à l’acte II que cela se traduit par un chant à peine faussé, toujours d’une grande délicatesse. Rosalind Plowright campe une Kostelnika d’une grande classe, qui se prend littéralement pour Dieu (quel audacieux raccourci entre « Dieu devrait t’en débarrasser... » et « ... Dieu t’a délivré »), avec des moyens impressionnants dont elle sait user avec maîtrise et intelligence. Elle ne cherche jamais à jouer la folie, reste concentrée sur la démesure de sa voix comme medium suffisant. Elle possède une présence scénique évidente qui convient à merveille au personnage. Enfin, le Laca de Stefan Margita a recueilli les cris et les saluts enthousiastes de l’assistance, comme dans une arène en liesse : succès incontestablement mérité lorsqu’on put goûter à une voix véritablement énorme dotée d’une belle sensibilité musicale et d’une telle intelligence dans le jeu. Rencontrer une telle distribution est une chance inespérée : cela s’appelle un casting exceptionnel.
En fosse, l’Orchestre de Paris s’est montré très lyrique, avec à sa tête Sylvain Cambreling qui proposa des tempi assez rapides en général, précipitant l’action dans un vertige par les ostinati de la partition rendus ici nerveux. Il obtint ainsi une grande tension, inscrivant l’œuvre dans une lecture très nettement expressionniste, contrairement à l’option plus classique de Haitink sur CD [lire notre critique]. Tout ici est d’une vive mobilité, avec des nuances très contrastées, en soulignant presque toujours les phrases des cordes comme un atavisme de la musique de Janáček. On pourra citer le déchirant solo de violon lorsque Kostelnika enlève le nourrisson : c’est là peut-être le seul cri d’un bébé qui « ...en huit jours n’a pas encore pleuré une seule fois... ».
BB