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Chroniques
Jenůfa
opéra de Leoš Janáček
Troisième production de Jenůfa à l’affiche d’une scène francophone en moins d’un mois, après Toulouse et Rouen, la mise en scène se distingue, confiée à Tatjana Gürbaca [lire notre chronique de Szenen aus der Leben der Heiligen Johanna] par le Grand Théâtre de Genève – conjointement avec la Deustche Oper am Rhein, à Düsseldorf et Duisburg –, que le directeur de la maison suisse avait sollicitée, quand il était à Anvers, pour un Parsifal qui avait fait date.
Dessinée par Henrik Ahr, la scénographie unique de toit en bois sombre sur des gradins façonnant une représentation de l’espace domestique comme celui d’un auditoire, résume une conception théâtrale unissant épure littérale et symbolique, sous les lumières calibrées par Stefan Bolliger qui intensifient, avec un savoir-faire éprouvé, la clarté métallique de l’éclairage en synchronie avec le resserrement du drame. Sur cette pente d’escalier, la metteure en scène allemande ne cherche pas la facilité de quelque transposition hors du cadre initial, résumé à l’essentiel de ses interactions interpersonnelles au cœur desquelles le spectateur est immergé, sans voyeurisme. Si les costumes de Silke Willrett empruntent à une image de folklore pour les préparatifs du mariage, l’intention ne verse point dans le pittoresque et ne sert qu’à faire contraster la bienséance de l’apprêt des traditions, auquel la femme du maire, la future belle-mère de Števa, ne renoncerait pour rien au monde, avec le dépouillement du cérémonial de Jenůfa. Les vagues de la rumeur collective et de la foule, relayées par un chœur préparé avec une précision admirable par Alan Woodbridge, s’opposent avec une véhémence croissante et parfaitement maîtrisée aux turpitudes intimes. La rudesse, parfois même la simplicité, des sentiments est traitée avec un authentique sérieux, et gagne une force et une vérité qui n’a pas besoin d’être karcherisée par la contemporanéité dans une direction d’acteurs à la hauteur de la pièce – un signe sans équivoque d’intelligence.
Dans ce spectacle où la lisibilité et la puissance expressive ne cessent de s’émuler, Corinne Winters incarne une première Jenůfa contenant ses tourments dans une sensibilité qui n’oublie jamais l’intégrité vocale, qualité que l’on retrouve dans la Sacristine d’Evelyn Herlitzius, bien connue des wagnériens, et qui dévoile progressivement, sous son apparence de dureté, une humanité blessée, jalouse de sa dignité – jusqu’à commettre l’irréparable et être dévorée par le remords. La vieille Buryja campée par Carole Wilson apparaît moins complexe, mais n’en affirme pas moins une présence reconnaissable dans une coloration émérite ma non troppo du timbre matriarche. Daniel Brenna fait affleurer l’amour éperdu et ses fragilités, éprouvés par Laca pour la belle Jenůfa, avec une vigueur un peu bourrue, et pourtant riche d’affects. L’élan du Števa de Ladislav Elgr ne dissimule pas la veulerie du personnage et conjugue l’éclat aux qualités d’un ténor de caractère.
L’ensemble des apparitions secondaires sont des prises de rôle. Borbála Szuromi fait jaillir la fraîcheur juvénile de Jano, tandis que Mayako Ito et Mi-Young Kim endossent l’uniforme des servantes, la première étant au moulin, dont le frustre Contremaître revient à Michael Kraus. Membre du Jeune Ensemble du Grand-Théâtre, Michael Mofidian ne néglige pas l’autorité du Maire, aux côtés du conformisme joufflu de sa femme par le mezzo de Céline Kot, quand Eugénie Joneau réserve une Karolka jubilante. L’irruption de la Villageoise, annonçant la découverte du cadavre du bébé, est portée avec efficacité par Varduhi Khachatryan.
En fosse, Tomáš Hanuš module avec une remarquable intelligence la pâte orchestrale, soulignant la souplesse et l’acuité des articulations dramaturgiques, magnifiées avec un naturel rare. L’Orchestre de la Suisse Romande, dont se détache une jolie trompette claironnante sur le plateau au retour de la conscription, n’a alors nul besoin de pousser les décibels pour saisir le spectateur dans une des meilleures lectures que l’on ait entendues d’un opéra de Janáček que l’Opéra de Paris n’a jamais mis à l’affiche dans sa version originale...
GC