Chroniques

par bertrand bolognesi

Josep Pons dirige l'Orchestre national de France
Sergeï Rachmaninov et Maurice Ravel

Théâtre des Champs-Élysées, Paris
- 16 décembre 2004
le compositeur russe Sergeï Rachmaninov
© dr

Le pianiste norvégien Leif Ove Andsnes étant souffrant, c’est l’américain Nicholas Angelich qui le remplace, ce soir, dans le Concerto en ut mineur Op.18 n°2 de Sergeï Rachmaninov, respectant ainsi le programme prévu. Angelich est de plus en plus présent sur la scène française où on l’entendit dans l’intégrale des sonates de Schubert (partagées avec d’autres confrères) [lire notre chronique des 4, 5 et 6 avril 2003], par exemple, ou encore en récital à La Roque d’Anthéron et aux Folles Journées, et le remarquer dans Les années de pèlerinages de Liszt. Il se produit volontiers dans des concerts de musique de chambre et ne dédaigne pas le répertoire d’aujourd’hui.

Dès les premiers pas du Maestoso qui ouvre cette célèbre page du musicien russe, saisit une couleur très personnelle, la qualité incontestable ce pianiste, étant de ne pas livrer trop vite le drame de l’œuvre. Pourtant, après les quelques mesures que l’on sait, sombres et spectaculaires, l’orchestre fait son entrée… et l’on n’entend plus guère le grand crocodile de concert. Il semble que Josep Pons,qui dirige ici l’Orchestre national de France, ne prenne guère soin de l’équilibre entre le soliste et la masse qu’il conduit, mais aussi que les raffinements (comment fait-il pour obtenir des aigus d’une telle suavité d’un vilain Steinway ?) de Nicholas Angelich, pour superbes qu’ils puissent être, ne possèdent pas le corps et la pâte nécessaires à servir une écriture de cette densité. Nous assistons ensuite à une sorte de caricature de l’état nerveux du compositeur au moment de la conception du concerto : le retour du thème mélancolique accuse des rubati disproportionnés, évoluant jusqu’à un ralenti copieusement appuyé, tandis que Pons terrasse l’accompagnement d’un Marcato d’une lourdeur désopilante. On ne s’étonnera pas que le final du premier mouvement se révèle heurté.

L’Adagio sostenuto central est amené dans un recueillement savamment dosé, entretenant une méditation douloureuse, parfois désabusée, malgré tout distordue par le piano dont le médium s’est déjà déréglé – certes, on bouge les instruments, ils subissent l’assaut des projecteurs, mais il demeure étonnant qu’ils tiennent si peu l’accord. Angelich cisèle un son inimitable, mais il a tendance à vouloir lui-même le goûter un peu trop, si bien que le mouvement s’étire au point de laisser perdre le propos, et l’on s’ennuie à l’admirer se pâmer (quelques signes ne trompent pas : la salle toussote, bouge, grince, chuchote). La dernière partie n’ira pas mieux : lourd et tendu, l’Allegro scherzando est proprement liquéfié en un récitatif sans fin, épuisant. Certes, la lecture de Pons n’est pas légère, mais c’est bien le pianiste qui en décide ainsi : preuve en est un Chopin étiré jusqu’à plus soif (offert en bis). Le public est divisé : une quantité non négligeable d’inconditionnels acclame l’artiste, quelques furieux se manifestent, tandis que la grande majorité s’éveille pour applaudir (comme d’habitude).

Après l’entracte, nous écoutons les deux suites du ballet Daphnis et Chloé achevé en 1912 par Maurice Ravel pour honorer une commande de Sergeï Diaghilev, et qui, à la création, ne rencontra pas un succès immédiat. Les musiciens de l’ONF sont dans leur élément. Ils mitonnent des alliages timbriques d’une exquise finesse, tandis que Josep Pons happe l’oreille. On retrouve là les qualités du chef espagnol – son intégrale Manuel de Falla (Harmonia Mundi) est sremarquable. Beau travail de timbre, parfaite gestion des interventions du Chœur de Radio France, préparé par Daniel Bargier, conduite dynamique, sans auto-complaisance ni flatterie : la Danse guerrière ne plaisante pas, la musique avance, tout en prenant soin d’installer posément le paysage au début de chaque suite. La Pantomime et la Danse générale arborent une sensualité tendre des plus délicieuses, tandis qu’au plus fort de l’exultation, ce mystérieux équilibre fait entendre le moindre tintement. Dans l’urgence de l’ultime bacchanale, les cordes ménagent encore un lyrisme moelleux.

BB