Chroniques

par bertrand bolognesi

jouer Fauré et Schubert en famille
Natalia Tolstaïa, Alexandre Dmitriev,

Maria, Nathalia, Sergueï Jr., Sergueï Milstein
Musique de Chambre aux Monts d’Or / Salle des Vieilles Tours, Saint-Cyr-au-Mont-d’Or
- 21 septembre 2021
Fauré par Natalia Tolstaïa, Alexandre Dmitriev, Nathalia et Sergueï Jr. Milstein
© dr

Hier s’est ouverte la neuvième édition de Musique de Chambre aux Monts d’Or, le festival proposé chaque automne par la famille Milstein. Nous n’avons malheureusement pas pu assister à la soirée de la veille où le violoniste Mathieu van Bellen, apprécié il y a quelques années déjà au sein du Trio Busch [lire notre chronique du 21 septembre 2015], et le pianiste Mathias Halvorsen donnèrent l’intégralité de l’opéra de Puccini, La bohème, dans une réduction qu’ils ont eux-mêmes réalisée pour ce duo instrumental (et qu’ils ont gravée sous label Backlash Music, en 2021). C’est donc par un autre hommage que nous abordons l’événement, le compositeur toscan et Gabriel Fauré nous ayant tous deux quittés il y a tout juste cent ans. Un soleil roux dessine les façades de la place de la République lorsque nous montons la rue des Écoles. Dans un virage se font face la bibliothèque et la Salle des vielles tours où ce deuxième rendez-vous commence par le Rondo en la majeur D.951 de Schubert, par Sergueï Milstein, quant à la gauche du clavier, et sa fille Nathalia pour la partie supérieure.

Subtile, l’interprétation cultive une robustesse élégante, héritée de Beethoven, et une couleur plus mozartienne dans laquelle s’articule la modulation typiquement schubertienne. L’inflexion nourrie un chant discret, rehaussé par un toucher soigné. Par-delà tout ce que le commentateur en aimerait dire, c’est avant tout le naturel qui prévaut ici. Sergueï et Nathalia Milstein font de la musique comme d’autres respirent, c’est tout simple ! C’est alors le souffle artistique de l’humain dans ce monde qui est le nôtre aujourd’hui, où, aussi tragique soit-il, il nous faut continuer à vivre, de même que l’état du monde au temps de Schubert n’était pas des meilleurs. S’impose la survenue de l’idéal, ciselée à la fenêtre d’un entre-quatre-murs sans doute salutaire, celui d’où le Viennois œuvre à son droit de rêver – le nôtre, auquel ne renoncer jamais. Tour à tour au bord de l’emphase comme à celui de l’effondrement, le phrasé demeure suspendu, secret.

Nathalia prend place seule au clavier, tandis que sa sœur aînée Maria gagne la scène. Le battement d’ailes de l’Andante molto de la Fantaisie en ut majeur D934 vient du lointain, de même que la partie violonistique surgit-elle d’un ailleurs indicible et toutefois confondant de simplicité. Et les musiciennes d’inscrire ensuite l’Allegretto dans une danse des plus raffinées. La tension incessante qui traverse l’œuvre ne fléchit point, jusqu’en la légèreté rien qu’apparente de l’Andantino, servie par une remarquable inventivité d’interprétation où le judicieux de chaque accent se conjuguent à la cohérence du chemin de nuances. La saine vigueur d’exécution de l’allegro molto le dispute délicatement avec un parfum précieux, insaisissable. On prolongera le plaisir grâce au double album Schubert que les artistes [lire notre critique de leur CD La sonate de Vinteuil] ont enregistré, paru hier sous label Mirare (Rondo brillant, la Sonate et les trois Sonatines, ainsi que la présente Fantaisie).

Après l’entracte, la seconde partie du concert est entièrement consacrée à la musique de Fauré. D’abord, le Nocturne en la bémol majeur Op.33 n°3, dédié en 1883 à Adèle Bohomoletz, fille d’un marchand belge de cigares et de vins installé à Moscou dont Tourgueniev et Tolstoï ont parfois évoqué le fameux comptoir. Le musicien français rencontra la jeune traductrice des romanciers russes chez la cadette de celle-ci, épouse de l’ingénieur Camille Clerc, qui tenait salon à Paris – c’est à Adèle Bohomoletz que le lecteur français doit la première traduction d’Anna Karénine, en 1885. Cette page avance une sorte de souvenir de Chopin que vient contaminer la verve consolatrice de Liszt dans une sensualité déjà toute debussyste – Claude Farine, donc ! Voilà qui n’échappe pas à Nathalia Milstein dont la lecture profite avec avantage d’une relative opulence lyrique, puisée dans l’instabilité métrique savamment calculée par le compositeur.

Achevé en 1879, après trois ans d’élaboration, créé à la Société nationale de musique le 14 février 1880, par Fauré lui-même au piano (avec Ovide Musin au violon, le grand Louis van Waefelghem à l’alto et Ermanno Mariotti au violoncelle), le Quatuor en ut mineur Op.15 n°1 fut révisé en 1883, donnant lieu à une nouvelle version du final. Il est dédié au violoniste et compositeur belge Hubert Léonard, ami de Fauré. Ce soir, la tourmente irrésistible de l’Allegro molto moderato est emporté par une sonorité presque fauve qui souligne habilement la modernité de son romantisme tardif dans le paysage de son temps. Sous les archets de Sergueï Milstein Jr., le jeune frère de ces dames, de leur maman Natalia Tolstaïa et du violoncelliste Alexandre Dmitriev, s’exprimant aux côtés de Nathalia Milstein, on goûte le riche éventail dynamique d’une approche intense. La trame aventureuse de l’Allegro vivo est magnifiée par une complicité savamment joueuse, épicée par l’infaillible précision de pizz’ mafflus, portant haut l’expressivité de ce scherzo d’une fraîcheur séduisante, sans déroger au quasi-devoir de fusion des timbres de cette musique qui affectionne particulièrement le demi-teinte. De l’âpre élégie de violoncelle à s’ensuivre – Adagio – naîtra un fluide moment de douceur. Frondeuse la vivacité reprend ses droits pour un Allegro molto littéralement jouissif. Enchanté, le public acclame tant et si bien les artistes que ceux-ci bissent le scherzo – pur bonheur !

BB