Chroniques

par laurent bergnach

Jour 54
opéra radiophonique de Pierre Jodlowski – scénographie de Pierre Nouvel

BnF François-Mitterrand / Grand Auditorium, Paris
- 8 juin 2017
Jour 54, opéra radiophonique de Jodlowski scénographié par Nouvel
© bnf françois-mitterrand

Avec Raymond Queneau et Italo Calvino, Georges Pérec (1936-1982) s’avère l’un des auteurs les plus populaires de l’Oulipo (Ouvroir de littérature potentielle). Peu après sa cooptation (1967), il écrit La disparition (1969), ouvrage lipogrammatique connu pour ne pas contenir la cinquième lettre de l’alphabet, auquel fera pendant Les revenentes (1972). La part moins connu d’un écrivain très tôt orphelin (père mort au combat en 1940, mère déportée en 1943), qui entre cette année dans La Pléiade, c’est une longue fréquentation des cabinets psychanalytiques (Dolto, M’Uzan, Pontalis) et ses livres posthumes tels Le condottière (2012) dont le manuscrit se perdit en 1966, et « 53 jours » (1989). Dernier de ses chantiers littéraires, il consiste en onze chapitres écrits sur vingt-huit prévus, que viennent compléter des notes rassemblées par de proches confrères : Harry Matthews et Jacques Roubaud.

Pas de « contrainte dure » ici, mais une habile mise en abime – un narrateur enquête sur un auteur disparu, Serval, en cherchant des indices à travers son œuvre, etc. – et, surtout, la volonté d’écrire un texte qui déconstruirait dans en second temps sa première partie. C’est un principe propre au roman policier que Pérec, friand du genre, considérait comme « un des modèles les plus efficaces du fonctionnement romanesque » (1979). Donc, si le titre fait référence au temps d’écriture de La Chartreuse de Parme (1841) et que nombre d’allusions ramènent à Stendhal, ne négligeons pas d’évoquer Agatha Christie, reine du roman à énigme. Ainsi Serval donne-t-il à l’auteur du roman Le juge est l’assassin le nom de Laurence Wargrave… le célèbre juge-assassin de Ten little niggers (Dix petits nègres, 1939).

Avec Jour 54, opéra radiophonique diffusé sur France Culture le 20 septembre 2009, Pierre Jodlowski (né en 1971) s’empare de l’ouvrage inachevé qu’il présente aujourd’hui en personne (ses fausses pistes, ses cryptages), de même qu’un travail d’adaptation truffé de clins d’œil à l’écrivain (suite de Fibonacci, disparition d’une note, etc.). Conseillant au public de se recentrer dans la salle pour mieux jouir d’un dispositif immersif, le Toulousain qualifie sa démarche de « forme d’archéologie de l’univers de Pérec » : c’est que le livret est construit moins à partir de l’intrigue policière que des carnets mis à jour – avec un désir de simplicité, précise-t-il.

Grâce à une formation classique (Orchestre Philarmonique de Radio France, Jean Deroyer), de serviteurs potentiels du free-jazz (le batteur Henri-Charles Caget) ou l’électronique [lire notre chronique du 6 novembre 2005], Jodlowski varie les climats, entre tension nerveuse aux lisières (émeutes initiales, énigme finale du roman-miroir) et tranquille énoncé de repères temporels (« lunedi », etc.). Porteurs de phrases, de listes de mots ou de simples dates, trois comédiens se succèdent en trois langues : Manuela Agnesini (italien), Michael Lonsdale (anglais) et Jérôme Kirschner (français).

Pour mener en voyage ce projet déjà ancien – l’actualité du créateur de L’aire du dire [lire notre chronique du 5 février 2011], c’est Ghostland en septembre prochain, à Varsovie –, le vidéaste Pierre Nouvel a imaginé une scénographie simple et ingénieuse : un livre géant, suspendu ouvert. Tandis que le fond de scène change de couleurs au fil des quarante-deux minutes du spectacle, des lettres sont projetées sur l’écran blanc, formant des mots qui dansent, se chevauchent, dégringolent lentement ou circulent d’une page à l’autre, quand l’envie de feuilleter se fait sentir. Si le procédé lasse par sa redondance avec la voix, Pierre Jodlowski défend ce « contenant dynamique de la parole » qui forme « une trace moins éphémère que l’instantané sonore ».

LB