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Chroniques
Journée Ferenc Liszt : Les années de pèlerinage
Tanguy de Williencourt, Jean-Frédéric Neuburger et Nathanaël Gouin
Après Rodolphe Menguy le matin et Gabriel Stern en fin d’après-midi [lire nos chroniques des Épisodes 1 et 2], la Journée Ferenc Liszt est couronnée par une intégrale des Années de pèlerinage que le Festival International de Piano confie judicieusement à trois artistes. S’il est indéniablement fort intéressant de recueillir au disque la vision qu’en peut avoir un seul pianiste, la réalisation au concert est plus aventureuse, la fatigue venant tôt ou tard l’entraver : en changeant d’interprète à chaque recueil, voilà le phénomène neutralisé. Outre cet avantage, ces recueils sont très différents et celui qui convient à telle personnalité musicale ne conviendra pas forcément à telle autre : aussi est-ce en bonne connaissance de chacun que René Martin a confié la troisième année à Nathanaël Gouin, la deuxième à Jean-Frédéric Neuburger et la première à Tanguy de Williencourt.
Les cigales chantent encore lorsque le public prend place sur les gradins du Parc du Château de Florans. Tanguy de Williencourt gagne la scène à 19h30 et entame la promenade suisse (S.160), imaginée de 1848 à 1855 à partir de l’Album d'un voyageur S.156 de 1838. La délicatesse joyeuse de ce pianiste au toucher polychrome met à l’honneur les pages les plus poétiques du cahier – Chapelle de Guillaume Tell, Au lac de Wallenstadt, magnifique Pastorale, mieux encore Au bord d’une source, Églogue et premiers moments des Cloches de Genève, d’une tendresse délicieuse. Et si l’on apprécie moins sa prestation dans les chapitres plus véhéments, comme Orage ou le développement d’une Vallée d’Obermann subtilement commencée, encore applaudit-on la profondeur de son Mal du pays.
Après un premier entracte, nous retrouvons la fermeté du jeu de Jean-Frédéric Neuburger, judicieusement mise au service des feuillets italiens (S.161) conçus entre 1846 et 1849. Le romantisme de la première année, que l’on pourra qualifier de nostalgique, au fond, le cède à l’inventivité plus audacieuse de la deuxième. S’il nous est arrivé de déplorer la robustesse parfois heurtée de Neuburger, c’est à une nouvelle rencontre que cette soirée convie, une rencontre avec un artiste qui a radicalement mûri sa frappe, comme en témoigne un Sposalizio formidablement chantant. Il Penseroso paraît gravé dans le marbre, avec des sonorités cherchées loin et une concentration extrême des ponctuations finales. L’équilibre est le mot d’ordre de la Canzonetta del Salvator Rosa, quand une sorte de sévérité positive caractérise le Sonetto 47 des trois pétrarquistes. À un chant porté haut, Neuburger conjugue la frénésie nécessaire aux insistantes crispations qui de l’accompagnato font un motif à part entière, dans le Sonetto 104. Un hiératisme bienvenu habite ensuite le Sonetto 123. Pour finir, la vaste fantaisie Après une lecture de Dante déploie un art confondant où se déchaîne une folie de nuances. Entracte…
Année de Pèlerinage III S.163 ?... Pas immédiatement, puisque Jean-Frédéric Neuburger revient, en préambule, pour donner Venezia e Napoli S.159, achevé en quatre mouvements dès 1840 puis retravaillé en trois parties sous le titre La Gondoliera S.162 en 1859 afin de constituer un supplément à l’Année de Pèlerinage II. Après le charme indicible de Gondoliera, d’un raffinement indicible sous ses doigts, le pianiste livre une Canzone noire dont la puissante expressivité ne souffre d’aucune exagération. Surgie du cœur du feu, l’infernale Tarentella bénéficie d’une remarquable clarté, grâce à une pédalisation salutairement prudente. Voilà qui est plus que convainquant et emporte grand succès, à raison ! Pour Nathanaël Gouin l’heure est venue de prendre place et de jouer les sept numéros de la dernière année. Un son généreux se révèle dès Angelus au recueillement évident, puisant dans une articulation fort sculptée du phrasé une force évocatrice certaine. Cependant, dès Aux cyprès de la Villa d’Este, l’écoute glisse – peut-être fallait-il changer le public comme l’on changea de pianiste, après tout, et qu’il faut mettre sur le compte d’une éventuelle fatigue le fait de ne point tant apprécier le troisième musicien, qui sait ?... Après des Jeux d’eau de la Villa d’Este au relief saisissant, déjà pré-impressionniste, la cinquième pièce semble inconsistante, et si la Marche funèbre révèle une intéressante capacité d’abstraction, des approximations nuisent grandement à un Sursum corda qu’un soin spécial a pourtant joliment placé entre chœur et orchestre – dommage.
« Ne sortez pas tout d’suite : on a préparé un p’tit quelque chose ! », annonce Neuburger. Les trois garçons se serrent au clavier et offrent la Romance en la majeur (Andante sostenuto), seconde des Deux Pièces à six mains de Sergueï Rachmaninov (1891). Merci !
BB