Chroniques

par hervé könig

Juanjo Mena dirige le BBC Philharmonic
œuvres de Barber, Britten, Copland et Walton

The Proms / Royal Albert Hall, Londres
- 8 août 2018
Barber, Britten, Copland et Walton par Juanjo Mena et le BBC Philharmonic
© michal novak

Notre sixième soir aux Proms (le quatrième, en ce qui me concerne) voyage entre côtes anglaises et nord-américaines, de part et d’autre de l’Atlantique, au XXe siècle. Pour ce concert du BBC Philharmonic, le chef espagnol Juanjo Mena alterne les compositeurs anglo-saxons, avec une bonne place accordée spécialement à Britten. Pour commencer, il dirige Portsmouth Point, une ouverture écrite par William Walton en 1925 sous l’inspiration d’une gravure du caricaturiste Thomas Rowlandson. Créée le 22 juin 1926 à Zurich, elle est dédiée au poète Siegfried Sassoon. Avec sa bonne humeur bien rythmée, rien de mieux pour commencer ! Donnant toujours l’impression qu’on pourrait reconnaître tel chanson de marin ou telle danse ancienne, cette pièce courte (six minutes, environ), dont le nom évoque un vieux port du sud de l’île duquel embarquer sur la Manche (pour Jersey, Guernesey, Cherbourg ou l’Espagne), partage avec le Stravinsky de cette période une facture néoclassique. On profite ici d’une exécution tonique qui met bien en valeur les pupitres de la formation radiophonique.

Elle brille encore plus dans Connotations d’Aaron Copland, à grand renfort de bois et de percussions. À partir d’une cellule de trois notes, le compositeur américain, dont c’est le premier opus orchestral dodécaphonique, développe un jeu sériel qui ose la dissonance. Commandée par Leonard Bernstein pour l’inauguration solennelle du Lincoln Center où il la créa, en présence d’officiels tels que Margaretta Rockefeller (épouse du quarante-neuvième gouverneur de New York) ou le ministre Dean Rusk, ainsi que de plusieurs grands musiciens du pays, comme Barber, Cowell, Sessions, etc. Mais en ce 23 septembre 1962, Connotations, dont l’auteur a souhaité qu’il « reflète les tensions, les audaces et les drames du monde contemporain », ne plut à personne, surtout pas aux figures politiques. Sous la baguette alerte de Juanjo Mena, on découvre une partition atonale qui pourtant s’arrête sur des accords consonants. Un solo de piano rappelle la manière des Viennois, mais l’œuvre est plus héritière d’Agon, le ballet avec lequel Stravinsky âgé s’essayait lui aussi à la série. Ce qui frappe le plus, c’est l’efficacité des cuivres et l’intensité des cordes, et l’énergie extraordinaire du fugato central. Un passage plus lent transmet une pensée âpre et la section rythmique qui le poursuit n’a rien de serein. Puissante, l’interprétation révèle le grand relief du final.

Lors de son exil aux États-Unis, à la fin des années trente, le pacifiste Benjamin Britten illustre dix de la trentaine de poèmes des Illuminations d’Arthur Rimbaud, recueil paru en 1886. Le cycle musical fut créé à Londres le 30 janvier 1940. On retrouve le soprano britannique Sally Matthews, apprécié dans différents répertoires [lire nos chroniques de Deidamia, Le vaisseau fantôme et Don Carlos]. La précision de sa prononciation du français est géniale dans ce texte, ainsi que la générosité de la projection vocale (Villes est vraiment magnifique). Le chef s’empare des deux premiers mouvements avec fougue. La subtilité de sa lecture du troisième, Phrase, puis la sensualité du violon pendant l’érotique Antique, font une pause dans la tonicité générale de l’œuvre. Après la joueuse Royauté et levertige de Marine, les cordes déchirantes de l’Interlude. Sally Matthews surmonte sans difficulté Being Beauteous, périlleux par ses intervalles et le grand souffle qu’il demande. Bravo pour la Parade fantastique, épouvantable, ici farouche. Pour finir, Départ est certainement la mélodie la plus proche des opéras de Britten. Elle conclut la première partie de ce concert de très bon niveau.

En 1962, Connotations inaugurait la salle de concert du Lincoln Center. Le 16 septembre 1966, une nouvelle commande à un Américain inaugurait le nouveau Metropolitan Opera : Antony and Cleopatra, opéra en trois actes de Samuel Barber, sur un livret de Franco Zeffirelli d’après la tragédie de Shakespeare [lire notre critique du CD]. Sally Matthews et Juanjo Mena ouvrent la seconde partie avec Two scenes from Antony and Cleopatra. Le lyrisme extrême du péplum surpasse la pauvreté musicale. C’est une nouvelle occasion d’apprécier la voix somptueuse du soprano.

Bien qu’ayant été rendus publics près d’un an après Peter Grimes, Four Sea Interludes étaient écrits bien avant l’achèvement de l’opéra, dès 1944. Le soin et la couleur par les musiciens du BBC Philharmonic, complices du chef, affirment le pouvoir évocateur de cette suite qui replace l’attention sur l’océan. Des quatre concerts d’été suivis au Royal Albert Hall [lire nos chroniques des 4, 6 et 7 août 2018], celui-ci est indéniablement le plus réussi – par chance, c’est aussi notre dernier : aucune déception possible.

HK