Chroniques

par bertrand bolognesi

Julien Leroy dirige l’ensemble Next
Gonzalo Joaquín Bustos dirige l’ensemble Sillages

Aperghis, García-Tomás, Lepauvre, Matalon et Saunders
Festival Ensemble(s) / Théâtre L’Échangeur, Bagnolet
- 16 septembre 2023
Julien Leroy dirige Next dans le cadre du Festival Ensemble(s), à Bagnolet
© gary gorizian

En cette troisième des quatre journées du Festival Ensemble(s), durant lequel Cairn, Court-circuit, Multilatérale, Sillages et 2e2m conjuguent leurs talents, nous entendrons deux de ces cinq formations. Pour commencer, Next, constitué d’élèves de troisième cycle du Conservatoire National Supérieur de Musique et de Danse (CNSMD) de Paris, dont le programme est introduit, dès 18h30, par deux pages imaginées par de jeunes apprentis-musiciens du conservatoire du XXe arrondissement, sous la houlette de Sébastien Gaxie qui, ces dernières semaines, provoquait leur créativité à s’essayer compositeurs. En conclusion de ce préambule, lui-même livre Sim Chung Ga, conte pour récitant, flûte, percussion et piano, fort heureusement assez bref.

Cette édition invite l’ensemble Next à donner trois œuvres, dans le cadre d’un partenariat avec le CNSMD. D’emblée nous retrouvons une pièce souvent appréciée de Rebecca Saunders, Stirrings Still II (2008), qui confie à la flûte (Andrea Vecchiato), à l’hautbois (Jasmine Daquin), à la clarinette (Takahiro Katayama), aux percussions (Gabriel Michaud), à la contrebasse (Jules Bauer) et au piano (Arzhel Rouxel) l’ultime prose de Samuel Beckett (1989), publiée neuf mois avant la disparition du dramaturge. Comme à contredire l’extrême concentration d’une quasi-narration musicale litanique, la situation éclatée des instrumentistes crée un espace d’intranquillité qui semble contaminé par cette paralysie des personnages beckettiens qui veulent dire ceci et ne le disent pas, qui n’arrivent pas à se mouvoir, qui prétendent franchir telle ligne qui pourtant ne se laisse jamais définir, qui meurent de ne pas arriver à mourir, enfin. La nouvelle écoute de cet opus qui nous est cher [lire nos chroniques du 29 mars 2014, du 28 septembre 2017, du 9 septembre 2018 et du 19 novembre 2019] fait alors ressurgir la lecture déjà ancienne d’un essai passionnant dans lequel Esteban Restrepo Restrepo considère à la fois l’impossibilité « de situer tantôt son propre corps, tantôt d’autres corps dans un réseau spatial commun où ce corps-là pourrait se repérer, se rapporter, interagie avec d’autres corps déjà identifiés par lui » et « le double mouvement de personnages attirés par un centre mais en même temps rejetés par celui-ci » (in (Anti)Chambres – Les architectures fragiles dans l’œuvre de Samuel Beckett, Les Presses du Réel, 2014) : ainsi se manifeste la vertu d’une interprétation qui met en surface d’autres strates présentes dans l’inspiration beckettienne de la compositrice britannique.

Lors de l’édition 2000 de Présences, le festival annuel de création de Radio France, était mis au jour La nuit en tête qui, autour d’un soprano, convoque flûte, clarinette, violon, violoncelle (Albert Kuchinski), percussionniste et piano. Dans l’exécution de cette œuvre de Georges Aperghis, la partie de violon est tenue par Hae-Sun Kang, soliste de l’Ensemble Intercontemporain qui enseigne au CNSMD où elle transmet son grand métier de la musique de notre temps. Appréciée mercredi soir dans le saisissant Djamila Boupacha de Luigi Nono [lire notre chronique du 13 septembre 2023], Clara Barbier Serrano s’engage vaillamment dans les jeux vocaux qui font la signature du compositeur, jeux dont le principe déborde largement sur les parties instrumentales, traversées de formules magiques, pour ainsi dire, dont l’impalpable influence est confiée à la battue fort lisible de Julien Leroy [photo], soigneux de la précise impédance de chacune d’entre elles.

Flûtiste, Manon Lepauvre (trente ans) s’est rapidement orientée vers la composition. Tour à tour élève de Jean-Luc Hervé au conservatoire de Boulogne-Billancourt et de Martín Matalon à celui d’Aubervilliers, puis entrée récemment au CNSMD de Lyon, elle passait hier soir le prix de composition au CNSMD de Paris où elle est étudiante depuis deux ans. En 2020, elle écrivit Baïna pour flûte, clarinette, violon (Eugénie Le Faure), violoncelle, percussion et piano, dont la création eut lieu à la Cité de la musique le 17 avril 2021, par Léo Warynski à la tête de Multilatérale. Elle en disait alors : « mot basque signifiant petit bassin, les baïnas appartiennent à la famille descourants d’arrachement contrôlés par la morphologie locale du fond. Elles apparaissent et disparaissent au fur et à mesure des marées. Cette idée générale est mon essence imaginaire » (brochure de salle Rising Stars – Nouvelle vague, Philharmonie de Paris, 2021). Nous découvrons une œuvre rythmique où le fragment, parfois sèchement articulé, stimule l’écoute qu’il rend, dès l’abord, intranquille. À l’excellent Gabriel Michaud est confiée une partie de vibraphone raffinée, par instants clairement solistique et plus diffuse à d’autres, comme par inversion concertante, si l’on peut dire. Après un cœur de pièce qui fait vivre tout l’instrumentarium, clavier littéralement feutré – le musicien joue avec le plat des mains sur les lames sonorement masquées par une couverture –, le vibraphone termine avec brio, dans la frénésie générale.

Le rendez-vous de 20h30 est à nouveau ouvert par deux pages de jeunes gens, suivies par une création de Gaxie. Le plus important : la question que pose, en toute fausse naïveté, Philippe Hurel, président du festival, dans l’édito glissé dans chaque brochure de salle, se trouve également incarnée dans l’exercice que présente ces préludes, quelle que soit l’esthétique dans laquelle les jeunes se sont exprimés, plus proche de ce qu’ils pratiquent en tant qu’élèves instrumentistes et que, par conséquent, ils écoutent sans doute, que de la musique d’aujourd’hui – celle jouée par les ensembles qui inventèrent cette aventure, il y a trois ans –, et parfaitement à l’opposé des musiques exclusivement produites à des fins commerciales. Rappelons un passage de texte évoqué : « Non, écrire des partitions aujourd’hui, rares objets non éphémères à l’instar du livre, n'est pas l’activité de quelques fous nostalgiques qui s’accrochent à une tradition dépassée : c’est un acte politique qui s’inscrit dans un mouvement de pensée lié à l’écologie et à la biodiversité […] Créer un répertoire, développer les techniques de jeu et les transmettre, voilà qui s’inscrit dans la pensée du développement durable et non pas dans la logique du divertissement sans lendemain, […] du poubélisable » – tout est dit.

Deux compositeurs sont à l’honneur de ce concert de l’ensemble Sillages [lire nos chroniques du 5 novembre 2005, du 15 octobre 2010 et du 15 avril 2016], avec chacun deux partitions. L’entrelacs entre pages solistes et pages pour ensemble se double d’une conception vidéastique que tisse à sa musique la compositrice catalane Raquel García-Tomás – Alexina B., son opéra d’après le journal d’Herculine Barbin que Michel Foucault publiait et commentait en 1978 (Gallimard), fut créé au printemps dernier au Liceu (Barcelone). Élaborée à partir de 2004, la grande série de Traces par laquelle Martín Matalon continue d’explorer l’interaction entre un instrument soliste et le dispositif électronique, jusqu’au récent Traces XVIII pour timbales, constitue un trésor en soi et un réservoir infini où le compositeur argentin puise volontiers matière à d’autres opus. Le pianiste Vincent Leterme sert une nouvelle fois le très virtuose Traces XIII (2018) qu’il révélait lui-même au public du Quartz (Brest), le 25 janvier 2018, puis Ingrid Schoenlaub s’attelle à Traces IX (2014) qu’Alexis Descharmes avait créé le 6 février 2014 à la Salle Cortot (Paris) – ne pas confondre avec Traces I auquel le même musicien donnait le jour le 4 avril 2004, à Monte-Carlo. Matalon définit ainsi sa démarche : « à la manière d’un journal intime, mes Traces successives abordent les problématiques compositionnelles qui me préoccupent aux différents moments de leur écriture. Mon intention est de créer un environnement qui, par le biais l’électronique, démultiplie, transforme et transcende l’espace et les possibilités de l’instrument soliste ». Nous abordons également Tiempo suspendido, estudio sonomecánico I de García-Tomás (2018), pour flûte, clarinette, saxophone alto, percussions, violon, violoncelle et piano, qui sur l’écran convoque un collage vidéo, et, plus tôt dans la soirée, Look, sweetie, I found my old projector! (…and a bunch of movies), septuor de 2019 révisé en 2023 pour le même effectif auquel s’ajoute l’électronique. Le chef et compositeur argentin Gonzalo Joaquín Bustos en mène l’exécution. L’une des Proesie de Francesco Filidei, interprétée par Jeanne Crousaud, venait ponctuer cet entrelacs.

Avec les deux concerts de demain, auxquels nous ne pourrons malheureusement pas assister – Ramon Lazkano, Giulia Lorusso et Claudia Jane Scroccaro par 2e2m dirigé par Léo Margue (17h30) puis Bertrand Plé, Diana Soh et Lina Tonia par Jean Deroyer à la tête de Court-circuit –, s’achèvera cette quatrième édition du Festival Ensemble(s) dont nous saluons la si féconde forge !

BB