Chroniques

par jérémie szpirglas

Julietta | Juliette (ou La clé des songes)
opéra de Bohuslav Martinů

Grand Théâtre, Genève
- 24 février 2012
Juliette ou La clé des songes (Martinů) repris à Genève (photo Ynus Durukan)
© gtg | yunus durukan

« Je fais souvent ce rêve étrange et pénétrant
D’une femme inconnue, et que j’aime, et qui m’aime,
Et qui n’est, chaque fois, ni tout à fait la même
Ni tout à fait une autre, et m’aime et me comprend. »

Juliette ou la clef des songes, opéra de Bohuslav Martinů sur un livret du compositeur d’après la pièce éponyme de Georges Neveux, semble tout droit sorti de ces quelques vers de Verlaine. C’est de rêves, de fantasmes et d’éternel féminin qu’il est question ici. Mais à contrepied, en renversant le paradigme : cette Juliette-là s’avèrera une coquille vide sur laquelle chaque homme projette son sentiment d’idéal.

Pour cette reprise de la production parisienne – une production déjà vieille de dix ans, destinée d’abord au Palais Garnier, puis rafraîchie en 2006 pour l’Opéra Bastille —, le Grand Théâtre de Genève prend le parti d’une distribution intégralement renouvelée. Résultat, un plateau équilibré, dont on retiendra surtout les excellents seconds rôles : d’abord l’étonnant Marc Scoffoni dont l’admirable voix de baryton sert aussi bien le rôle de L’homme au casque que ceux du Marchand de souvenir ou du Bagnard, ou le lumineux mezzo Léa Pasquel (Le petit arabe, le Premier Monsieur, le Chasseur) qui forme un exquis trio avec les Deuxième et Troisième Messieurs de Sophie Gordeladze et Mi-Young Kim, ou encore l’incomparable Jeannette Fischer en Marchande d’oiseaux, Vieille Dame et Chiromancienne…

Pour les premiers rôles, l’impression est toutefois plus mitigée.
Si le Michel (le « héros »), campé par le ténor Steve Davislim, est fort honnête, on regrette cependant une pointe d’accent (australien), notamment dans les passages parlés, et surtout un manque de contraste dynamique parfois lassant. Natalia Kovalova, quant à elle, est une Juliette plus charnelle que celle, fraîche et pimpante, suggérée par le livret, mais néanmoins tout à fait plaisante, notamment à l’Acte II – qui s’avère, du reste, globalement le plus réussi.

Le premier acte, en effet, pèche par un singulier manque de rythme. Même la direction de Jiří Bělohlávek, qui pourtant connaît bien la partition (il l’a déjà défendue en 2006 à Bastille), ne parvient pas à trouver l’énergie adéquate. Si, rappelant souvent le Sacre du Printemps ouPetrouchka, les couleurs orchestrales sont soignées et savoureuses, si les atmosphères sont éloquentes, l’ensemble n’a pas la précision et la cohésion nécessaires pour entretenir la tension narrative – il faut attendre le deuxième acte pour que les voix aient enfin l’incisif attendu, et la rythmique son piquant.

Ce n’est qu’au II également que la direction d’acteur, rafraîchie par Philippe Giraudeau, prendra forme. Tenant davantage de la chorégraphie que de la mise en scène (de fait, Giraudeau est chorégraphe), elle se mue en un véritable ballet plein d’à-propos et d’inventivité, on ne peut plus adapté à l’humour et à la poésie labyrinthique de Martinů (la scène où la Chiromancienne s’improvise psychanalyste ne manque pas de saveur). Et ce n’est qu’au II, toujours, que le décor sera pleinement exploité : l’accordéon monumental, qui se dépliait horizontalement au premier acte pour dévoiler les maisons de la petite ville portuaire où se déroule l’action, s’ouvre cette fois verticalement, découvrant une clairière isolée au fond d’une forêt. Cette forêt, c’est celle du rêve, celle des souvenirs oubliés, impossibles à reconstituer, celle d’un destin mystérieux à jamais voilé. C’est la scène du théâtre surréaliste.

Dans le troisième et dernier acte, l’accordéon se transforme à nouveau : figurant en même temps une machine à écrire et un classeur intercalaire, il devient le bureau central de distribution des rêves, administration hautement kafkaïenne, lieu de passage entre le réel et l’onirique, qui est aussi le lieu de la folie, si l’on y reste trop longtemps. Hélas, ce troisième acte est sans doute l’un des gros défauts de l’ouvrage : en nous éventant le mystère qui plane sur les précédents, en nous révélant sans plus de doute possible que tout cela n’était qu’un rêve, il donne lieu à quelques situations cocasses, certes, mais rompt aussi avec la magie installée depuis le début tout en interrompant la temporalité du spectacle. Cette impression de coup de frein est encore renforcée ici par la lenteur des mouvements des figurants, dont l’élégance et l’expressivité, qui nous enchantaient un instant auparavant, retombent comme un soufflé poussif.

Reste en bouche un goût un peu amer, eu égard à la qualité de l’acte central.

JS