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Chroniques
Junfrurna | Les bonnes
opéra de Peter Bengtson
Solange et Claire sont seules. Madame est sortie. Chaque fois que Madame s'absente, Solange et Claire, les domestiques, jouent à Madame, jouent à Madame et Solange. Parfois Solange est Solange quand Claire est Madame. D'autres fois Solange est Madame quand Claire est Solange. À chaque séance, l'une et l'autre doivent prendre les deux rôles. C'est important. C'est leur rite. Elles ont envoyé des lettres anonymes à la police. Solange a fait arrêter Monsieur, l'amant de Madame. Elles jubilent. Elles sont vengées. Ou plutôt, elles ont atteint Madame qui ne les soupçonne même pas, car pour elle, elles n'existent pas. Mais Monsieur appelle pendant le rite. Il brise tout. C'est la panique. Monsieur est relâché. Madame va savoir. Il faut fuir. Refaire une vie ailleurs. Mais n'y aura-t-il pas dans cette nouvelle vie une nouvelle Madame? Alors, mieux vaut encore tuer Madame.
Lorsqu'elle rentre, elles lui préparent son traditionnel thé auquel s’ajoute cette fois une quantité précise de barbituriques. Pas un de plus qui la ferait tout juste vomir ; pas un de moins qui n'apporterait qu'un sommeil de plomb. Juste ce qu'il faut. Mais Madame ne boit pas. Elle remarque que le téléphone n'est pas à sa place. Et Claire qui s'est maquillée, avec les babioles de Madame! Il faut bien lui dire que Monsieur l'attend au Bilboquet. Madame rit, chante, danse, demande qu'on appelle une voiture pour courir plus vite vers Monsieur. Elles font traîner, espérant qu'elle boira le thé fatal. La voiture arrive. Elle n'a rien bu. Grand désespoir, retour au rite, pour la dernière fois : Claire boit le thé. Rideau.
Cette histoire, on la connaît : c'est celle des Bonnes de Jean Genet. Le compositeur suédois Peter Bengtson a fort bien utilisé ce matériau pour écrire, en 1994, un court opéra d'une belle cruauté. Le procédé en est simple et plus qu’efficace : une musique assez lyrique, un brin sucrée, ouvre la pièce. Solange est Solange, Claire est Madame. Dès que les conventions de leur rite s'interrompent, la phrase musicale est suspendue et les chanteuses parlent. L'effet est assez drôle, du reste. Elles se prennent au jeu : Madame ne parle pas, Madame est grandiose ! ainsi, peu à peu, l’on parlera de moins en moins sur scène, puisque l'illusion, la cérémonie, a pris la place de la réalité, commande la réalité.
Le tout nouveau syndicat Angers-Nantes-Opéra (ANO) inaugure son activité avec cette production donnée en première française, bénéficiant d'une distribution crédible. Le rôle de Solange est judicieusement écrit pour mezzo, une voix plus souvent proche de la voix parlée, ici, alors que Claire sollicite régulièrement des aigus à l'arraché, un registre haut et volontairement mal amené qui convient à un personnage qui se laisse entraîner trop loin dans la cérémonie. Il est juste qu'elle accuse une vocalité quasi hystérique : c'est elle qui boira le thé fatal.
Adelheid Fink sert le rôle d'un timbre parfois acide, presque écorché, à la couleur expressionniste. De la Solange de Delphine Fischer, plus sobre, on pourra dire qu'elle est dans l'urgence de la situation, moins rêveuse, le jeu s’en trouvant traité en conséquence. Les deux femmes conjuguent de vrais talents d'actrices. Aussi Eric Chevalier ne se trompe-t-il pas en privilégiant la direction d'acteurs plutôt qu'une écrasante scénographie. Janice Meyerson propose une Madame truculente, totalement artificielle et antipathique, bénéficiant d’une voix ample et puissante où s’affichent cependant quelques soucis de justesse.
Le dispositif scénique s'inspire de Comment jouer « Les Bonnes » dans lequel Genet imagina la façon idéale de représenter sa pièce au théâtre antique d'Epidaure. Sur un mur de carreaux de carrelage blanc-jaune, les trois femmes encapuchonnées font une première entrée en silence pour écrire d'un doigt trempé dans du sang la désignation des lieux – ici fenêtre, là penderie, etc. Au centre, un autel de pierre. On ne servira pas le thé dans une tasse mais dans une coupe sacrée. Tout repose sur le rite, assez justement.
BB