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Chroniques
Justice
opéra d’Hèctor Parra
Avec Justice d’Hèctor Parra, une nouvelle façon de faire un opéra voit le jour au Grand Théâtre de Genève. S’il n’est pas nouveau d’inviter en scène un fait réel, en l’occurrence le grave accident survenu à Kabwe le 20 février 2019, il l’est, assurément, de tracer un parcours semi-fictionnel à partir de celui-ci et d’impliquer les interprètes des rôles à créer dans un processus qui s’infiltre ensuite sur la scène elle-même. Et si l’opéra, au même titre que le théâtre et que tous les arts, peut s’avérer engagé, Justice va plus loin que la dénonciation ou le manifeste : c’est un opéra-témoin qui s’avance jusqu’à l’action concrète consistant à collecter des fonds pour la défense des victimes, la reconnaissance de leurs droits par-delà la corruption des tribunaux locaux, ainsi que la prise de conscience de la responsabilité par les entreprises venues de toute part au Katanga pour profiter des gisements et s’en enrichir selon des méthodes parfaitement inhumaines.
Le 20 février 2019, un camion transportant de l’acide sulfurique se renverse dans ce village situé dans la partie sud de la République Démocratique du Congo (RDC), bloquant plusieurs personnes sous son poids tandis que se déverse goutte à goutte son contenu ultra-dangereux. Avec la pluie, le phénomène s’étend, la catastrophe faisant bientôt vingt-et-un morts (dont plusieurs enfants) et de nombreux blessés graves. Le metteur en scène et dramaturge suisse Milo Rau propose ce sujet au compositeur catalan Hèctor Parra et au directeur du Grand Théâtre, Aviel Cahn, qui leur a commandé un nouvel opéra – il était déjà à l’origine des Bienveillantes de Parra, créé par l’Opera Ballet Vlaanderen. Avec la passion et l’acharnement positif qu’on lui connaît [lire notre entretien de janvier 2022], Hèctor Parra s’immerge dans l’histoire, dans la culture de cette région précise du Congo, collectant récits et musiques, autant de matériel qui fécondera sa composition, tandis que l’écrivain Fiston Mwanza Mujila, originaire de la région, s’attèle à l’écriture du livret. Et en ce 22 janvier 2024, près de cinq ans après le sinistre événement, son œuvre en cinq actes précédés d’un prologue est ici créée.
En amont de la création mondiale de Justice, une conférence de presse a permis de mieux mesurer encore l’ampleur du drame, le scandale de la lenteur avec laquelle l’appareil juridique en considère les conséquences, enfin celui de l’irresponsabilité de l’entreprise. Outre les maîtres d’œuvre de l’opéra, tous présents, et l’un des chanteurs de l’équipe, deux avocats congolais interviennent ainsi qu’un avocat européen spécialisé dans la responsabilité des multinationales. Ce jour-même commence une campagne internationale de crowdfunding pour Kabwe. Ainsi, non seulement l’opéra rend visible un accident et une injustice dont le plus grand nombre n’a peut-être pas été suffisamment informé, mais encore intervient-il directement, par cette collecte, dans la lutte pour le droit et la dignité des victimes, outre qu’il met l’accent, à travers cet accident emblématique, sur la triste réalité quotidienne en RDC. Il ne faut pas nier la grande misère dans laquelle vivent les villageois de Kabwe et sa radicalisation engendrée par les pertes humaines dans les familles qui peuvent encore moins subvenir à leurs besoins ; il faut également savoir que les défenseurs légaux ont à parcourir plus de mille trois cents kilomètres pour se rendre à la Cour de cassation qui est censée traiter l’affaire, mille trois cents kilomètres sans route praticable donc parcourables uniquement par avion, ce qui représente un coût considérable que victimes et familles de victimes ne peuvent assumer. Au départ le projet induisait un sujet lié à la ville de Genève et à son histoire, ce qui avait orienté les artistes vers la figure d’Henry Dunant, fondateur de la Croix-Rouge : Justice s’inscrit aussi pleinement dans le paysage genevois puisque l’entreprise responsable de l’accident est une société suisse.
À la lecture des notes d’intention du compositeur, bien plus développées et précises que ce que d’habitude l’on dénomme ainsi, on apprend qu’il s’est activement penché sur la culture Luba héritée des grands empires ayant régné sur la savane du XVIe au XIXe siècle, et qu’il s’est imprégné de ses diverses manières de faire de la poésie, de chanter et de danser. À celles et ceux qui peut-être auraient pu s’inquiéter de découvrir une conception musicale dominée par le collage, Justice affirme à quel point cette profonde imprégnation, pour avoir puissamment stimulé la créativité d’Hèctor Parra, révèle une nouvelle fois la forte personnalité de l’artiste au terme d’une collaboration plus que fructueuse. La densité de l’écriture orchestrale surprend positivement, quand les parties vocales profitent habilement du texte de Fiston Mwanza Mujila, à partir du scénario de Milo Rau, menant l’auditoire à l’émotion.
Durant le prologue, le contre-ténor Serge Kakudji, lui-aussi originaire de la région où survint l’accident, et le librettiste se présentent au public à l’avant-scène, à travers un bref récit qu’accompagne Kojack Kossakamvwe, improvisant à la guitare électrique. Chacun explique les raisons de sa présence ici, son implication dans le projet Justice et, au fond, ce projet lui-même. Voilà un dispositif inédit : mettre en regard un fait réel dans une fiction qui le respecte tout en s’exprimant sur le vécu des artistes qui le défendent ce soir. De la même manière, sur un écran défilera, durant l’Ouverture orchestrale, une sorte de générique – vidéo de Moritz von Dungern – montrant le visage de chaque chanteuse et chanteur, de chaque comédienne et comédien, avec un texte sur ses origines et son parcours. Lorsque le premier acte commence, l’auditoire est dès lors lui-même absorbé dans le projet dont il fut donné récit en tant qu’argument de l’argument.
Sous la lumière savamment dosée de Jürgen Kolb, la scénographie d’Anton Lukas accueille les protagonistes, dans les vêtures réalisées par Cédric Mpaka, devant la carcasse du camion renversé aux abords de laquelle gisent encore quelques corps. À droite, la table du banquet qui fête la création d’une école ; de chaque côté du plateau, ceux qui veillent, assis, au rituel : Kojack Kossakamvwe côté jardin, Fiston Mwanza Mujila en cour. Le librettiste interviendra au début de chaque acte. En sus des acteurs qui les incarnent, les visages des victimes, rencontrées et filmées lors de plusieurs séjours à Kabwe effectués par l’équipe, apparaitront à plusieurs reprises sur l’écran.
On apprécie Pauline Lau Solo et Joseph Kumbela (Victimes), Lauren Michelle qui prête un soprano fulgurant à l’Avocate et à La jeune fille, ainsi que le mezzo-soprano Idunnu Münch dont le riche timbre exprime toutes les nuances du rôle de La femme du directeur [lire notre chronique du Francesca da Rimini], nuances qui sourdent de ses espoirs, de ses illusions et prises de conscience. La partie du Jeune prêtre est confié avec avantage au ferme baryton-basse de Simon Shibambu [lire nos chroniques d’Otello, Tosca à Aix-en-Provence puis à Montpellier, et de La sonnambula]. Quant à celle du Prêtre, elle revient à Willard White qui la magnifie par sa présence mystérieuse [lire nos chroniques de Khovantchina, L’amour des trois oranges, Ariane et Barbe-Bleue, Le château de Barbe-Bleue à Paris puis à Montpellier, Treemonisha, Pelléas et Mélisande, Parsifal, Rusalka, Alceste, Giasone, De la maison des morts, The Bassarids, La pucelle d’Orléans, Médée, Aufstieg und Fall der Stadt Mahagonny à Madrid puis à Aix-en-Provence, enfin de Káťa Kabanová].
Un quatuor vocal domine, où l’on admire la composition de Peter Tantsits, ténor incisif et puissant dont l’endurance met à jour les contradictions du Directeur [lire nos chroniques de Tosca à Baden Baden, Canti di vita e d'amore, Die Soldaten (Vokalsinfonie für 6 Gesangs-Solisten und Orchester), Oberst Chabert, Point d’orgue et Die Zauberflöte], le Chauffard duquel le mezzo-soprano serbe Katarina Bradić, invasif et touchant, livre une interprétation marquante [lire notre chronique de Béatrice et Bénédict] et le chant magnifiquement mené du contre-ténor Serge Kakudji dans le très attachant Garçon qui a perdu ses jambes. Enfin, on retrouve l’excellente Axelle Fanyo qui, par l’évidence de l’émission et une luxueuse palette expressive, bouleverse en Mère de l’enfant mort [lire nos chroniques de Jenůfa et de La demoiselle élue].
Si, à la tête du Chœur du Grand Théâtre de Genève, Mark Biggins rend compte d’une conception chorale soignée et relativement prudente, Titus Engel [lire nos chroniques de Brokeback Mountain, La ciudad de las mentiras, Einstein on the beach et Saint François d’Assise] sert avec autant de sensibilité que de rigueur la foisonnante partition d’Hèctor Parra, jouée par l’Orchestre de la Suisse Romande. Des applaudissements que tiennent en respect l’émotion transmise et la gravité du sujet font succès de la première de Justice, opéra à découvrir les 24, 26 et 28 janvier. Contrairement à bien des soirées lyriques, celle-ci ne s’achève pas au sortir du théâtre : les victimes de l’accident de Kabwe, les artistes de la production et, bien sûr, la saine complexité de la musique d’Hèctor Parra nous habitent durablement. « Toutes les Congolaises et tous les Congolais sont marqués par l’existence des mines où il y a sans cesse des accidents », disait Fiston Mwanza Mujila lors de la conférence liminaire : voilà qui n’est désormais plus passé sous silence.
BB