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Chroniques
Káťa Kabanová | Katia Kabanova
opéra de Leoš Janáček
Au Théâtre des Bouffes du Nord est donné (jusqu'au 4 février) l'opéra Katia Kabanova de Leoš Janáček en version de chambre. Spécialement conçue pour les dimensions de ce théâtre, la mise en scène d'André Engel joue avec la proximité du public, créant ainsi les conditions d'une intimité impossible dans les grandes salles d'opéra actuelles, ce qui oblige les chanteurs à soigner particulièrement l'aspect théâtral de leur interprétation.
À première vue, l'argument de Katia Kabanova peut paraître assez banal : une jeune femme mal mariée, coupable au même titre que victime, tombe malgré sa résistance dans la tentation de l'adultère, et finit par se suicider. Mais, en arrière plan à cette histoire tragique, c'est tout un tissu social, avec la caractéristique subtilité du regard slave sur les rapports humains, qui construit le véritable substrat dramatique de l'œuvre. Tiré de la pièce L'Orage d'Alexandre Ostrovski, l'argument est un portrait de la société de province de la vieille Russie, avec ses croyances superstitieuses, ses règles inflexibles et ses traditions étouffantes, personnifiées dans la figure extraordinaire de la vieille Kabanikha, belle-mère despotique de Katia, qui, sous couvert de respect des bonnes mœurs, tyrannise tout son entourage. Ainsi le drame se profile-t-il dès le début comme une confrontation générationnelle, les personnages se divisant entre ceux qui défendent le vieil ordre et ceux qui se rebellent. Entre les deux, se retrouve la malheureuse Katia ; cette incertitude lui sera tragique.
Engel fait une bonne lecture de cette confrontation et crée un espace qui en est l'image même. Une simple structure sépare l'espace à intérieur des maisons, où se matérialise la soumission et l'enfermement, de l'extérieur, la liberté où nous sommes menés à imaginer la splendide vue sur la Volga, admirée par Koudriach, le jeune amoureux de Varvara, belle-sœur de Katia. Engel choisit de faire du milieu social où se déroule l'action un royaume du vice où règnent la débauche et les comportements sordides. Ainsi, le jeune couple de Varvara et Koudriach, opposé dans sa juvénile liberté à celui de Katia et son mari, perçu par Janáček de manière plutôt positive, en tant qu'image de l'amour simple, seul espoir de pureté dans cet endroit – ce que soulignent leur goût des chansons populaires et leur heureuse fuite – devient-il dans la vision d'Engel une liaison dans la débauche. Varvara est dépeinte en fille égarée et intrigante qui pousse Katia au péché avec une certaine malice. De la même manière, le metteur en scène choisit d'exagérer le côté glauque de la relation entre la vieille Kabanikha et le marchand Dikoï en leur attribuant des rapports sadomasochistes. Ainsi, nul espoir pour Katia qui, incapable de briser les liens qui l'attachent à l'univers représenté par son mari, ne peut retrouver la libération que dans la mort.
L'orage que déclenche l'aveu de Katia sera mis en parallèle avec celui qui s'abat sur le village, représenté sur scène avec un jeu de lumières assez spectaculaire qui s'inscrit dans une démarche théâtrale, conformément à la volonté du metteur en scène. L'explication superstitieuse qu'à l'orage donne le vieux Dikoï (c'est une punition de Dieu), alors que le jeune Koudriach en connaît les causes scientifiques, est un équivalent à la présence diabolique que Katia elle-même perçoit dans son comportement, incapable de comprendre, au début, la véritable raison de son malheur.
La construction de cette ambiance chargée d'obscurités et de non-dits repose en grande partie sur le bon travail des rôles secondaires qui font du tissu social complexe dépeint par l'œuvre le véritable protagoniste de l'histoire. Elena Gabouri excelle dans son rôle de vieille femme tyrannique et construit, avec José Canales qui jour Tikhon, le mari sans caractère, une relation de domination convaincante. Le ténor Jérôme Billy se fait remarquer dans le rôle de Koudriach par la douceur du timbre et la bonhomie de l’expression, de la même manière que Céline Laly incarne une Varvara pleine de feu, à l'aise dans la peau d'une adolescente rebelle. Le soprano Kelly Hodson est sobre dans le rôle principal, ajoutant à son timbre délicat une permanente nuance de malaise, de malheur parfois proche de la folie, conférant au personnage une profondeur sans laquelle il perdrait en grande mesure sa force dramatique.
Cette production, qui a pour origine une master class donnée à l'Abbaye de Royaumont sous la direction d'Irène Kudela (chef de chœur adjoint à l'Opéra Bastille), trouve incontestablement une grande force dans l'union dramatique des chanteurs. D'origine tchèque, Kudela a fait un travail remarquable pour permettre aux chanteurs d'exprimer avec profondeur et conviction le sentiment dégagé par chaque mot du livret. Dans ce contexte d'intimité théâtrale, l’expressivité liée à la déclamation atteint l'auditeur de manière très directe.
Le pianiste Nicolas Chesneau (en alternance avec Martin Surot) est remarquable par la richesse et l'imagination de son exécution qui parvient à faire oublier l'absence de l'orchestre, tant est en accord avec l'emphase expressive du livret son traitement des différents Leitmotive à construire la dramaturgie musicale.
Une mise en scène intelligente et cohérente dans ses choix (que l’on soit d'accord ou pas avec eux), ainsi qu'une distribution qui conjugue qualité vocale et conviction expressive font de cette production une bonne opportunité de redécouvrir ce classique de l'opéra du XXe siècle dans sa version la plus intime.
JP