Chroniques

par bertrand bolognesi

Káťa Kabanová | Katia Kabanova
opéra de Leoš Janáček

Salzburger Festspiele / Felsenreitschule, Salzbourg
- 7 août 2022
Barrie Kosky met en scène "Káťa Kabanová" de Janáček au Festival de Salzbourg
© salzburger festspiele | monika rittershaus

Les douze dernières années firent appréhender deux veines distinctes dans le travail de Barrie Kosky. D’un côté, l’exubérance brillante, toujours parfaitement d’à-propos, qui marque des spectacles foisonnants et pétillants comme ses extraordinaires Die schweigsame Frau, Saul, L’ange de feu, La foire de Sorotchintsy, Die Meistersinger von Nürnberg, Agrippina et Der Rosenkavalier [lire nos chroniques du 30 juillet 2010, du DVD Händel, du 12 décembre 2015, des 22 avril et 31 juillet 2017, du 23 juillet 2019 et du 24 juillet 2022] ; de l’autre, la concentration absolue, menant parfois jusqu’au dépouillement, comme appréciée dans ses Pelléas et Mélisande, Le prince Igor, The Bassarids, Moses und Aron et Aufstieg und Fall der Stadt Mahagonny [lire nos chroniques du 19 octobre 2018, du 28 novembre 2019, des 10 avril et 20 août 2020 et du 13 novembre 2021]. Et chaque fois, dans l’une et l’autre veine, émotion et poésie sont au rendez-vous, parfois de bouleversante manière.

Pour la nouvelle production de Káťa Kabanová de Janáček au Salzburger Festspiele dont c’est aujourd’hui la première de six représentations (à voir jusqu’au 29 août), le metteur en scène australien signe une approche des plus radicales, en faisant les choix de ne pas interrompre le déroulé des trois actes de l’opéra et de n’habiller d’aucun décor le grand mur nu de la Felsenreitschule. Érigé en principe, l’usage de sons additionnels introduit chaque acte avant les premiers sons de l’orchestre : un pépiement d’oiseaux au premier, comme un éveil du printemps ; l’austère volée de cloches au deuxième, avec son poids d’interdits, de culpabilité et d’hypocrite bigoterie ; enfin, l’orage, qui faisait le titre de la pièce inspiratrice d’Ostrovski, l’orage qui libère l’héroïne des deux éléments précédents – la tyrannie des sens et le jugement des autres, la famille comme les villageois.

Pour observer ce qui se passe encore aujourd’hui dans les villages de nos régions, si ce n’est dans ceux de partout, peut-être, on imagine aisément comment il en put aller dans de petites localités russes, au XIXe siècle. L’inscription d’un argument dans un certain contexte social n’est pas étrangère à l’univers des opéras de Janáček, bien au contraire, et le destin de Jenůfa ne saurait contredire pareille affirmation. Plutôt que d’embarrasser le plateau par quelque représentation des lieux, Kosky le laisse tel quel mais l’investit d’une foule silencieuse. Face à la falaise, femmes et hommes – Victoria Behr les costume dans notre siècle sans datation référentielle – tournent le dos à l’action et au public. Immobiles, ils ne font rien, ne disent rien, ne voient rien, ne bougent pas. Mais ils sont là, simplement, et tout donne à penser qu’ils entendent. Le groupe se disloque et prend formes diverses au fil des tableaux dont il dessine l’espace, sans que la vie des Kabanov semble l’intéresser – et pourtant… De fait, parce qu’elle a elle-même quelque vilénie à cacher – une relation sadomasochiste avec Savjol Dikoj dont elle a fait son esclave sexuel –, la bien-pensante Kabanicha, pilier du clan, stigmatise continuellement sa bru Káťa, détournant sur ce bouc émissaire sa crainte du qu’en-dira-t-on. Pour Kosky, la présence obsédante des villageois prend aussi un autre sens : « je pense que Káťa Kabanováest plus qu’un drame familial », précise-t-il au dramaturge et historien de l’art Christian Arseni, dans la conversation que reproduit la brochure de salle ; « Káťa a besoin de ressentir la pression de quelque chose de plus grand. Les autres êtres humains lui ont déjà tourné le dos […] Dans notre version de l'histoire, nous vivons les choses à travers le regard de Káťa, à travers ses visions et ses sentiments. Elle n’est pas seulement piégée dans le mariage, mais aussi dans un monde provincial replié sur lui-même ».

À l’opposé de cette continuelle oppression sur scène, les possibilités de déplacement sur l’immensité panoramique du lieu : et Varvara et Váňa de batifoler comme de lubriques innocents de leur âge, et Kabanicha de cravacher son brave toutou Savjol auquel il ne manque que de lever la patte contre un arbre, à Káťa, menue comme une danseuse, de courir comme une perdue, de s’y tordre les doigts, de porter les mains au visage dans un jeu proche de l’expressionisme pictural, contemporain de l’œuvre (1921). L’autoritarisme obtus de la belle-mère entraîne la désobéissance, celle de l’adolescente Varvara, celle de Káťa qui supplie Tikhon de ne pas la laisser ou de l’emmener avec lui, effrayée par son désir d’un autre, d’un qui se trouve là au bon moment pour profiter de son désarroi, un qui s’en est cru amoureux mais qui ne s’engageant pas ne lui sera d’aucun recours, l’abandonnant bientôt à la mort. Entre début et fin d’un drame clairement annoncé, le bonheur des couples dans la lumière, en exergue, selon les contrastes de Franck Evin, de la masse de figurants au centre dans l’obscurité, en dit assez. Au chœur – toujours l’excellente Konzertvereinigung Wiener Staatsopernchor, préparée par Huw Rhys-James – d’accompagner aus der Ferne l’accueil de la Volga, la noyade, la néantisation de si noire adversité.

Très engagée à incarner les protagonistes et emportée dans la mise en scène qu’elle défend vaillamment, l’équipe vocale est au zénith. La domine hardiment Corinne Winters, applaudie en Desdemona et en Jenůfa [lire nos chroniques du 25 février 2016 et du 7 mai 2022], qui brûle les planches dans le rôle-titre. Outre l’évidence des moyens vocaux et la technique dont elle en dispose, l’artiste possède cette aura nécessaire au personnage dont elle transmet avec vigueur les tourments. D’un impact flatteur et d’un timbre plus qu’attachant, Jarmila Balážová campe une Varvara qui convainc, à laquelle répond le ténor lumineux et frais de Benjamin Hulett, Váňa dans une forme resplendissante [lire nos chroniques de Dialogues des carmélites, Il re pastore, Ipermestra, Die Zauberflöte et Idomeneo]. Effrayante dans les quasi-aboiements que lui réserve une partition montrant assez bien la peur et la haine du compositeur pour ces maîtresses-femmes de la campagne, Evelyn Herlitzius donne à la Kabanicha ce qu’il faut de puissance et d’inhumanité. Avec un aigu facile, Jaroslav Březina n’est point en reste en Tikhon [lire notre chronique de Dove è amore è gelosia], de même que la basse confortable de Jens Larsen est idéale en Dikoj [lire nos chroniques de Der Vampyr et de Wozzeck]. Seul le ténor David Butt Philip amène quelques réserves en Boris, l’écriture osant promener la tessiture dans une assise grave dont le chanteur n'a guère le secret. En revanche, le baryton-basse Michael Mofidian magnifie sa fort brève apparition (Kuligin) par un véritable éblouissement vocal.

Au pupitre des Wiener Philharmoniker, maestro Jakub Hrůša profite en amoureux de l’œuvre de Leoš Janáček qu’il fait venir de très loin, dans un grand mystère. La ciselure, volontairement fragile, le dispute à un moelleux paradoxal où se mêlent charme et danger. Certains moments demeureront longtemps, si ce n’est pour toujours, en l’oreille, comme l’incroyable miroitement des timbres à l’évocation du paradis (Acte I) ou la virevoltante exaltation des élans amoureux (II), entre autres passages d’une lecture toujours au service du drame [lire nos chroniques de Rusalka, Concerto H.196 n°1 et Vanessa].

BB