Chroniques

par jérémie szpirglas

Kagel, unique en son (ses) genre(s)

Théâtre Dunois, Paris
- 3 décembre 2009
Frank Bauer photographie Mauricio Kagel
© frank bauer

Un peu plus d’un an déjà qu’il nous a quittés, et son œuvre semble plus que jamais d’actualité. Avec son rire plein d’espoir et de grincements de dents lancé à la face du monde comme il marche, son esprit acerbe et aiguisé, son imagination toujours fertile et inattendue, Mauricio Kagel s’impose comme l’une des voix les plus singulières et les plus marquantes du monde artistique depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale. Les musiciens ne s’y trompent pas – qui lui consacrent multitude d’hommages cette saison. Mieux que quiconque, ils savent le plaisir qu’il y a à tirer de cette musique, qui tend plus souvent qu’à son tour au théâtre, à la satire, à la politique – et à la philosophie –, sans jamais s’alourdir d’un ton de donneur de leçons.

Cet automne, le plus bel hommage est sans doute celui rendu par l’ensemble Aleph et le Théâtre Dunois qui, partageant avec lui plus que son goût de la musique et du jeu, le rappellent le temps d’une semaine d’un festival intégralement monographique. Après une ouverture ronflante et vrombissante sur une soirée 100% violoncelle (29 novembre) vient un concert plus intimiste (3 décembre), mais certainement pas moins varié, consacré à sa musique soliste.

En cinq partitions, cinq œuvres qui jalonnent l’intégralité ou presque de la vie créative du compositeur – de Mirum pour tuba (1965) à quelques extraits de Der Turm zu Babel pour voix seule (2002) –, nous survolons l’éventail entier de ses préoccupations esthétiques et musicales, sauf celle de la musique d’ensemble, naturellement.

Dans Der Turm zu Babel, comme souvent chez Kagel et comme son titre l’indique, honneur est fait au langage, à sa diversité, à sa musicalité intrinsèque et à son imaginaire associé. S’emparant d’un unique verset de la Genèse relatant l’épisode hautement symbolique de la tour de Babel, Kagel le met en musique dans pas moins de dix-huit langues différentes (aussi variées que l’hébreu, le japonais, le portugais, le français, le swahili, le turc, et même l’esperanto), le faisant ainsi apparaître sous des masques étonnement variés. Le rythme et la vocalité de chaque idiome, ainsi que la culture sonore qui lui est associée, entrainent chaque fois la musique dans une direction singulière, Kagel ne se privant pas au passage de quelques exagérations caricaturales auxquelles se prête volontiers Monica Jordan (soprano souple et précise).

Suit un discours non moins éloquent qui, malgré l’instrument monodique pour lequel il est écrit (clarinette basse), donne également l’impression d’une diversité de voix. La fascinante performance de Dominique Clément dans ces mélodieuses Schattenklänge (1995) est relevée par un jeu d’ombres chinoises et de lumières colorées qui, s’il peut paraître artificiel dans un premier temps, s’avère bientôt d’une justesse inattendue – les membres de l’ensemble Aleph démontrent par là combien variés sont les moyens de théâtraliser la musique en général et celle de Kagel en particulier.

Dans Recitativarie (1971-1972), toutefois, la mise en scène s’impose d’elle-même : une claveciniste chanteuse (Monica Jordan à nouveau) s’agenouille devant son instrument comme devant un prie-Dieu, récite des bribes sans queue ni tête de cantates de Bach, tout en esquissant au clavier un squelettique, et rapidement hilarant, Nocturne de Chopin. Dans le même esprit, bien que sur un ton plus sombre, Mirum (1965), met un tubiste aux prises avec la mélodie et le texte du célèbre Tuba Mirum du Requiem de Mozart. Méconnaissable, ce discours déclamatoire, fragmentaire et pénétré, porté à bras-le-corps par Sébastien Barre, se charge d’un sens et d’un poids nouveaux, entouré qu’il est d’obscurité et de silence.

La dernière œuvre est non seulement la plus conséquente, mais aussi la seule qui sorte de l’univers soliste : Präsentation (1977) pour deux interprètes, dont une pianiste – Sylvie Drouin – et un comédien chantonnant par instant. Sur un ton hautement parodique et postmoderne, Kagel y fait comme une première esquisse de ce qui sera deux ans plus tard Le Tribun [lire notre chronique du 30 octobre 2008]. Au lieu du politique et du dictateur, c’est ici le monde du divertissement, de la télévision et de la variété qui est tourné en dérision, déconstruit et désossé, défait de son sens et de son essence, moqué jusqu’en ses clichés et fallacieuses méthodes d’accaparement du public. Pendant que le comédien incarne simultanément tous les présentateurs de télévision, bonimenteurs, speakers et annonceurs passés, présents et futurs, sa pianiste, entêtée, enfile les arpèges répétitifs, les accords rebattus qu’est devenu le monde du divertissement aujourd’hui.

Ici, comme dans Der Turm zu Babel et Recitativarie, il faut encore saluer la saisissante performance de Monica Jordan, fine et drolatique, imperturbable et virtuose dans tous les rôles – tant et si bien qu’elle semble parfois devenir un double du compositeur.

JS