Chroniques

par bertrand bolognesi

Karen Cargill et Brandon Jovanovich
Gustav Mahler | Das Lied von der Erde

Orchestre national de France, Hartmut Haenchen
Festival de Saint-Denis / Basilique
- 8 juin 2017
Hartmut Haenchen dirige l'ONF à St-Denis : Le chant de la terre de Gustav Mahler
© ch. fillieule | festival de saint-denis

Une semaine après son ouverture, le Festival de Saint-Denis fait salle comble, pour ne pas dire basilique comble, avec ce concert de l’Orchestre national de France. Empêché par un souci de santé, le jeune chef britannique Robin Ticciati, dont la lecture de la Quatrième de Mahler avait convaincu il y a deux ans, à la tête de la formation radio-symphonique [lire notre chronique du 7 janvier 2015], est remplacé par le Saxon Hartmut Haenchen qui, après avoir beaucoup œuvré à la redécouverte du répertoire intermédiaire du XVIIIe siècle, s’est illustré avec divers bonheurs dans le répertoire Jugendstil (Strauss, Mahler, etc.) et dans les opéras de Wagner.

Il n’est pas toujours facile au chroniqueur d’écrire positivement sur un artiste qui souvent l’a déçu. Il faut d’emblée reconnaître qu’à plusieurs reprises Haenchen livra des lectures relativement ternes, voire soporifiques, des grandes pages de ce répertoire. Mais personne n’est aujourd’hui tel qu’il sera demain, c’est connu. De fait, c’est à la Scala que le chef allemand retint tout à coup l’écoute, avec un fliegende Holländer savamment ciselé. Trois ans plus tard, on le retrouvait pour le nouveau Parsifal du Bayreuther Festspiele et l’on ne s’en plaignit guère [lire nos chroniques du 12 mars 2013 et du 2 août 2016]. Ce soir, il donne un Lied von der Erde flamboyant dont l’élan emporte l’adhésion dès Das Trinklied vom Jammer der Erde, le premier mouvement de cette symphonie masquée de Gustav Mahler.

Cette redoutable chanson à boire, qui en égosilla plus d’un, est magistralement servie par le très vaillant Brandon Jovanovich qui, après avoir principalement honoré les rôles italiens [lire nos chroniques du 18 février 2003 et du 10 février 2005], s’est attelé à d’autres domaines, avec, notamment, une louable prestation en Sergueï de Леди Макбет Мценского уезда à Zurich [lire notre chronique du 13 avril 2013]. Récemment applaudi en Walther des Meistersinger von Nürnberg à l’Opéra national de Paris [lire notre chronique du 1er mars 2016], le ténor étasunien s’affirme désormais indéniablement héroïque, sans limiter son chant à la seule prouesse épique. Le premier vers du Chant de la terre est un tue-voix, disions-nous. Pas pour Jovanovich qui, loin de s’époumoner, survole en souplesse l’imposant relief de l’orchestration.

Avec un soin inouï de la couleur, c’est tout en délicatesse qu’est ouvert Der Einsame in Herbst (le solitaire en automne). Le mystère prend immédiatement, que vient confirmer le mezzo-soprano écossais Karen Cargill dont l’aisance et l’onctuosité sont idéales à soutenir l’expressivité de cette section, comme dans « mein Herz ist müde », las constat qui transmet un découragement profond. Les préalables chinoiseries entrelacées du bref Von der Jugend bénéficient d’un soin minutieux. Et le ténor d’y sculpter généreusement son hymne ! On admire l’équilibre précieux de Von der Schönheit dont est parfaitement maîtrisé le débordement lyrique médian, ainsi que le capricieux galop. Là encore, Karen Cargill révèle un impact exemplaire, y compris dans les passages les plus rapides. Il faut cependant regretter une diction allemande qui paraît molle – non pas qu’elle le soit, ce n’est pas si certain : l’acoustique en atténue peut-être la morsure au profit de la couleur et du moelleux, ce qui ne se produit pas avec la voix aigue. La subtilité de la conclusion instrumentale est confondante. L’enthousiasme communicatif du second air à boire, Der Trunkene im Frühling, confronte son brio des premiers pas à la puretédes tenues pianissimo, lorsque rit l’oiseau – « der Vogel singt und lacht ! ».

Au vaste Abschied (à lui seul aussi long que la somme des cinq précédents épisodes), Hartmut Haenchen offre une palette singulière et raffinée. Assez sévère, l’interprétation abroge tout pathos, main dans la main avec l’instrument large et le chant posé du mezzo. Pleine, riche, présente, la voix se déploie, superbe. La fine écriture des timbres échappe ni au chef ni aux musiciens de l’ONF, sainement investis : « …ewig… ewig… », le miroitement conclusif suspend sa merveille dans l’infini.

BB