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Chroniques
Kirill Gerstein, Orchestre national de France
David Robertson joue Benjamin, Boulez et Rachmaninov
Au printemps 2002, après huit années à la tête de l’Ensemble Intercontemporain, David Robertson dirigeait sa deuxième saison à l’Orchestre national de Lyon. Dès alors, il avait concocté un week-end Pierre Boulez, suivi avec passion. Dans la continuité des ateliers-concerts dont le maître français s’était fait spécialiste, le Californien ouvre la soirée non pas par une interprétations des cinq Notations pour orchestre mais par une présentation du travail du compositeur à partir de l’analyse de certains passages de la Notation I qu’il donne à entendre dans sa version originelle pour piano de 1946 et dans son extension de 1980 en un autre format, après que Kirill Gerstein en a donné la lecture lecture intégrale.
La démarche pédagogique est probante, en se concentrant sur cette première page pour révéler les procédés de l’élargissement de l’instrument soliste à la grande formation. Les proportions changent, bien sûr, dans un nouvel espace sonore où il faut réinventer l’efficacité du geste à travers les timbres. Il est proprement fascinant de constater à quel point le final de cette Notation I se développe dans la conjugaison de tous ces gestes dans leur forme adaptée, proliférant alors vers une œuvre à part entière qu’il devient difficile de considérer comme une orchestration.
L’ordre choisi par Boulez pour exécuter cet opus est I, VII, IV, III et II, celle-ci étant assurément la plus percutante pour une fin de cycle. Nous entendrons donc chacune d’elles sous les doigts de Kirill Gerstein, puis par l’Orchestre national de France en effectif déployé (comme pour une symphonie de Mahler, par exemple), avec une écriture complexe, en parties séparées, à l’intérieur de chaque pupitre. Si l’on attendait moins le pianiste dans ce répertoire, on se réjouit de l’y découvrir fort inspiré. Sur le plateau, dans la lecture infiniment soignée de David Robertson l’incroyable minéralité de la Notation I happe l’écoute. Au méandre obstiné de la VII le soliste offre un chant audacieux, superbe. La douceur de ses infiltrations de l’orchestre et la richesse indicible de la plus jeune de ces réécritures (1998, révisée en 2004) témoignent non seulement du métier de Boulez à l’approche de ses quatre-vingt ans, mais encore d’un esprit continuellement en ébullition – celui qui en douterait pourra visiter l’adaptation pour kammerorchester de l’intégralité des douze pièces par Johannes Schöllhorn : ainsi fera-t-il vite la différence entre une orchestration et une réinvention [lire notre chronique du 28 février 2016]. À l’aérienne mais drue Notation IV pour piano répond la forge féconde de sa version en grand. De même la séduisante souplesse de la III appelle-t-elle un orchestre d’une sensualité peu commune sous la plume de Boulez – en 1980, il sort du Ring du centenaire à Bayreuth, dont on peut penser qu’il transforma son oreille, et travaille ardemment à Répons, page d’une sensualité proliférante qu’on oserait presque dire luxueuse. Soulignons la scrupuleuse minutie de chaque musicien de l’ONF grâce à laquelle Robertson signe une lecture d’un relief étonnant. Chat sauvage, comme il fut dit de lui dans sa vingtaine, le jeune Boulez griffe la Notation II. À Lyon, il y a quinze ans, Jean-Pierre Derrien animait le week-end évoqué plus haut… on retrouve le générique du Bel aujourd’hui, son émission du soir avec laquelle l’homme de radio cultiva plusieurs générations de mélomanes. Sous la présente baguette, on trouve cette II un peu lourde – jamais autant que par Barenboim autrefois [lire notre chronique du 27 mars 2005]. Après leurs collègues de l’Orchestre Philharmonique de Radio France assez récemment [lire notre chronique du 22 novembre 2014], les artistes de l’ONF livrent une version chatoyante.
Après avoir créé les quatre premières Notations le 18 juin 1980, à la tête de l’Orchestre de Paris, puis la septième à celle du Chicago Symphony Orchestra, le 14 janvier 1999 in loco, Daniel Barenboim menait du même pupitre la première de Dance Figures, le 9 mai 2005. Écrite pour une chorégraphie d’Anne Teresa de Keersmaeker, cette pièce de George Benjamin s’articule en neuf épisodes brefs qui se partagent ses motifs musicaux. Près de douze ans après sa création française par le Südwestrundfunk Sinfonieorchester Baden Baden que le compositeur dirigeait, lors d’un concert du festival Musica que concluaient d’ailleurs les Notations de Boulez [lire notre chronique du 23 septembre 2005], nous la retrouvons dans une interprétation vivement contrastée, tour à tour tendre et aérienne ou plus incisive. Les souvenirs britténiens, debussystes et stravinskiens sont clairement révélés.
De prime abord, il paraît assez curieux de rencontrer une œuvre concertante de Sergueï Rachmaninov dans ce programme. La Rhapsodie en la mineur sur un thème de Paganini Op.43 vint au monde durant l’été 1934, un quart de siècle avant la naissance de Benjamin, mais contemporaine du bambin dénommé Pierre… Sous l’inflexion tendue de David Robertson [photo], Kirill Gerstein, dont impressionnent beaucoup la technique et l’art de nuancer, en donne une lecture alerte, dépourvue de ce glamour mielleux qui trop souvent tartine les claviers s’exprimant dans la musique du Russe. C’est à la délicatesse des timbres que s’ingénie le chef étasunien, dans une ferme tonicité de souffle, rebondissant sur la rondeur des instruments graves. On apprécie le lyrisme contenu du trait de violon (Sarah Nemtanu), dans une option inquiète dont la citation du Dies Irae, si cher à Rachmaninov, prend un jour sévère.
BB