Chroniques

par david verdier

Kirill Petrenko et le Bayerisches Staatsorchester
Der Rosenkavalier, opéra de Richard Strauss (version de concert)

Théâtre des Champs-Élysées, Paris
- 18 mars 2014
Kirill Petrenko, nouveau directeur musical de la Bayerische Staatsoper de Munich
© frank leonhardt

Un Rosenkavalier sans décors mais qui rivalise avec les meilleures productions scéniques ? Quand le niveau des protagonistes est superlatif, l'imagination s'en mêle et remplace avantageusement les mises en scènes les plus inspirées. L'ouvrage est rétif à la moindre tentative de lecture « intellectuelle », un tant soit peu éloignée des sucreries salonardes. Qui oserait une approche sociopolitique tomberait inévitablement dans le pédant ou le ridicule.

À la tête de son Bayerisches Staatsorchester, Kirill Petrenko réunit un plateau de haut vol sur le plateau du Théâtre des Champs-Élysées. Tous jouent et chantent avec une conscience aiguë de la scène et du théâtre. Le chef réussit l'équation impossible de faire sonner distinctement tous les pupitres de l'orchestre, sans jamais couvrir les voix… une gageure pour un lieu à la réverbération quasi absente et qui exige un volume orchestral important. Le corps à demi tourné vers son plateau, Petrenko est contraint à cette position mal commode pour marquer efficacement les départs et moduler la masse instrumentale. Le résultat est tout simplement prodigieux, au point de faire oublier les interprétations de routine qui si souvent se délitent en valses à la crème. « Qui trop embrase, mal éteint » pensions-nous il y a de cela quelques jours, en d'autres lieux. Ici, le feu est partout, et rien ne semble faire obstacle à sa propagation, l'absence de décor ne nuisant en rien à ce sentiment de bonheur absolu. Or – et il est important de le préciser –, on apprécie d'autant mieux l'incendie qu'on ne brûle pas à l'intérieur. L'intelligence du chef russe est précisément de garantir par un geste vif et aérien l'intelligibilité d’effets qu'il obtient sans chercher à brasser à tout prix une pâte orchestrale qui menacerait à chaque instant de s'épaissir.

Les cordes effilées vont de l'avant sans qu'on puisse dire où se trouve la limite. C'est l'expression naturelle d'un vrai chef de fosse qui maîtrise l'art du plaisir communicatif. On apprécie particulièrement les émolliences des échanges entre Oktavian-Feldmarshalin et les scènes de groupe qui jamais ne cèdent à la vulgarité sous prétexte de chercher à « faire viennois ». On passe d'une avalanche de couleurs véhémentes à l'art de la suspension et des glacis scintillants. Les arrière-fonds se distinguent à l'œil nu – ce qui n'est pas une mince prouesse quand on prend la mesure de la toile straussienne, surtout dans les clairs obscurs du III.

Dans les ensembles, Sophie Koch (Oktavian) « pousse » légèrement, mais c'est sa projection naturelle et non une volonté délibérée d'effacer ses partenaires. La texture vocale est noble et racée, parfaite incarnation d'un idéal de vocalité. La Maréchale de Soile Isokoski contourne l'usure de l'instrument et des couleurs moins vives qu’autrefois. Elle fait de sa voix une arme de raffinement massif, moins maîtresse des débats et d'une fragilité avenante, en quelque sorte. Christiane Karg apporte en Sophie une fraîcheur éclatante du timbre, mais son personnage frise la rectitude un peu docte d'une adolescente bien élevée et déjà loin de sa candeur première. Elle n'a pas à solliciter Oktavian pour s'affranchir toute seule des avances grossières du baron Ochs.

Ochs justement, et la grande leçon d'équilibriste de Peter Rose… Rien de lourd et de cabotin chez cet habitué du rôle. C'est un art du chant qui a plus à voir avec celui du jonglage entre de trémulants ré graves et la voix de tête. Le reste du plateau est à la hauteur de cette fine équipe, à commencer par les Intrigants Ulrich Reß et Heike Grötzinger ou la Marianne d'Ingrid Kaiserfeld et le Commissaire de Christoph Stephinger.

Juste ovation pour une aussi grande soirée !

DV