Chroniques

par bertrand bolognesi

Konzerthausorchester, Vocalconsort Berlin, Iván Fischer
Passio Domini nostri J.C. secundum Evangelistam Matthaeum BWV 244

Konzerthaus, Berlin
- 19 avril 2014
Giovanni Bellini, 1460 : Matthäus-Passion par Iván Fischer à Berlin
© museo della città, rimini | giovanni bellini, 1460

Ensoleillée, la Pâque est même d’une atmosphère un peu lourde, cette année à Berlin. Entre les églises des Berlinois et des Français, les limonadiers ont dressé terrasse sur le pavage de Gendarmenmarkt. Alors que la place rit dans une insouciance houblonneuse quelque peu alanguie, de celui dont la fable sacrée dit qu’il fut crucifié hier le récit du sacrifice est encore donné ce soir, samedi, par le Konzerthausorchester in loco. Sur scène les musiciens s’installent de part et d’autre d’une sorte de couloir où circuleront les solistes pour chaque intervention, ne restant à demeure que Jésus et l’Évangéliste : voilà qui, sans excès de théâtralité, met en place une identification visuelle de la trame de l’oratorio et de ses personnages, tout en dessinant nettement le jeu de répons entre deux ensembles instrumentaux et deux chœurs.

Disons-le d’emblée : cette semaine de Passions se termine en beauté avec celle d’Iván Fischer. Nous la découvrons introduite dans un grand calme à la gravité ténue et à la ciselure très précise. Le chef hongrois respire les échanges des deux pôles par une discrète césure, de sorte à mieux encore laisser percevoir la richesse du procédé emprunté par Bach. Aussi en saisit-on nettement l’écriture harmonique. Sans déroger au drame et à ses exigences – Sind Blitze, pure merveille de vindicte (27b), contraste rebelle de Laß ihn kreuzigen (50B) et Wahrlich, dieser ist Gottes Sohn gewesen (63b) dans une rude fougue –, il se révèle d’une attention de chaque instant à l’équilibre entre les forces en présence et à la précision de l’expression. Ainsi de l’âpreté des cordes pour Können Tränen meiner Wangen (52) dont insistante et amère se révèle l’inflexion, de la fascinante fluidité de l’accompagnato de Sehet, Jesus hat die Hand (60), de l’excellence du chœur dans Der du den Tempel Gottes zerbrichst (58b) et de l’heureuse intégration de la basse de viole dans l’air de basse Komm, süßes Kreuz (57).

À l’inverse des emportements d’avant-hier [lire notre chronique du 17 avril 2014], la version de ce soir atteint un recueillement souverain. Ainsi la redondance du choral ne connaîtra point ici de variation dynamique : seul le texte change, l’inflexion demeure immuable, portant vers une permanence consolatrice l’écoute et l’éventuel sentiment religieux qui la pourrait guider ou qu’elle saurait susciter. Le surgissement de Wie wunderbarlich ist doch diese Strafe! (46) saisit et, comme un baume miraculeux, Wenn ich einmal soll scheiden (62) vient cautériser l’affect. Si une expressivité plus appuyée est accordée à l’ultime chœur, encore est-ce loin de tout masochisme fanatique et, bien au contraire, dans une lumière sereine – « Ruhe sanfte, sanfte ruh’! ».

Une nouvelle fois, il convient de rappeler ô combien difficile il est de réunir une distribution idéale. Ici, on rencontre deux artistes pour les registres de soprano et d’alto, soit quatre dames, ce qui autorise l’exploration des airs par des couleurs différentes. Quant aux messieurs, si comme d’habitude une deuxième basse et un autre ténor se partagent la tâche, on s’étonne que l’Évangéliste et Jésus aient en charge de nombreux airs qui ne relèvent pas de leur « personnage ». L’option de faire chanter Judas, Pierre et même Pilate par le même interprète que Jésus se défend dans la mesure où ils sont des rouages de l’Écriture qui doit s’accomplir, mais d’autres moments ne se justifient guère et tout cela nous prive du plaisir d’entendre la seconde basse de la soirée dont les atouts s’avèrent cependant appréciables – car c’est toujours un plaisir que d’entendre Andrew Schroeder ! Il faudra se contenter du récit Der Heiland fällt vor seinem Vater nieder (22), articulé sur du velours, de l’air Gerne will ich mich bequemen (23), donné de souple et gracieuse façon, enfin de Gebt mir meinen Jesum wieder (42) où le grave s’affirme plus ferme, dans une pâte vocale élégamment phrasée. La clarté du ténor Andreas Weller aura, elle aussi, peu d’occasion de flatter l’oreille : à peine l’air Geduld, Geduld! (35) et son récitatif ; dommage : la voix est belle et longue la tessiture.

Jésus et l’Évangéliste se taillent donc la part du lion. On retrouve Hanno Müller-Brachmann dont on salua de nombreuses fois le talent. Mais il semble que le chanteur ait désormais perdu ce grand naturel qui habitait son art il y a quelques années. Difficile de faire abstraction du masque dont il maquille sa voix, « truquée », d’un chant qui pontifie, auto-satisfait, d’une émission maniérée qui croit devoir inventer des qualités absentes plutôt que de cultiver les excellents moyens qu’il possède. Le timbre est charnu – pourquoi le transformer ? L’aigu est cuivré – pourquoi le nasaliser à outrance ?... et ainsi de suite. Seule reste l’infinie douceur d’un « meine Seele ist betrübt… » (18) mémorable. Nerveux, l’Évangéliste de Maximilian Schmitt ne manque pas d’éclat, avec cet or bel canto qui carcaille à outrance ; mais ce n’est pas vraiment le propos…

Du côté des dames, le soprano norvégien Siri Karoline Thornhill donne un Blute nur (8) diaphane, extatique. À l’inverse, le mezzo Stella Doufexis intervient uniquement dans la seconde partie, avec un Können Tränen (52) bien impactée. Christina Landsamer (soprano) est très engagée dans le texte, la dynamique, le timbre même, et éclaire d’un « angélisme » bien venu ses récitatifs. On l’apprécie dans six sections, la plus probante étant Aus Liebe will mein Heiland sterben (49), air servi par une pureté rare.

Enfin, avec son grave intrusif, sa projection confortable et son imposante concentration, Ingeborg Danz est LA voix de cette Matthäus Passion. Dès Buß und Reu (6), avec ses attaques aigues d’une douceur inouïe, elle bouleverse. Le soin jaloux apporté au duetto n°27 n’aura d’égal que le « Ach ! » venu des profondeurs (Ach! nun ist mein Jesus hin, 30) qui replace immédiatement le retour d’entracte dans le concert. D’une précision absolue, d’une couleur généreuse, avec un grave qui secoue l’estomac et une ampleur de respiration qui tient de l’ineffable, jamais on n’oubliera son Erbarme dich (39).

Tout aussi loin de la surenchère passéiste d’Enoch zu Guttenberg et de la sécheresse désincarnée de Ton Koopman [lire notre chronique du 15 avril 2014], Iván Fischer signe une interprétation à la stature sévère et bienveillante. Ces jours-ci, la profusion des Passions déplace la prière du temple au concert. De jeudi soir à mardi matin, même la Libraire Karl Marx de Friedrichshain a fermé – signe du temps ?…

BB