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Chroniques
Koyaanisqatsi – Powaqqatsi – Naqoyqatsi
films de Godfrey Reggio – musique de Philip Glass
Les premiers accords résonnent sous les doigts de Philip Glass et, si une voix mâle et gutturale ne venait bientôt psalmodier le titre du film en langue hopi, nous pourrions attendre, ce soir, l'arrivée d'un quelconque Fantôme de l'Opéra ! Ces vibrations d'orgue synthétiques reviennent d'ailleurs par cycles, rappelant que nous assistons à une performance quasi mystique, loin du simple divertissement cinématographique. Tourné par Godfrey Reggio entre 1975 et 1982, Koyaanisqatsi (1983) ne comporte, en effet, aucune parole,juste des images, de la musique et des idées. Ce premier volet d'une trilogie devenue mythique présente la saisissante évolution d'un espace naturel vers un monde industriel et urbain. Les premières images de rochers, de ciels, de vagues laissent place à des carrières attaquées à la barre à mine, à des pylônes électriques conduisant à la ville, donc à ces foules hallucinées qui se côtoient dans les lieux de production, de consommation et de distraction.
Bien sûr, on a déjà vu cent fois – dans des vidéo-clips – ces accélérations de nuages. Mais le temps pris à les regarder permet d'admirer ces cumulo-nimbus qui se reflètent dans le miroir de façades vitrées ou s'effilochent en nuées vaporeuses, faisant penser aux dessins de Michaux. De même ces quidams pressés qui se croisent dans des couloirs souterrains : rien n'est nouveau en soi, mais la juxtaposition d'une dizaine d'escalators parallèles avec des vues d'une charcuterie dégorgée à la chaîne fait la différence. Quand la caméra quitte son point fixe pour avancer dans ce flux, cette accélération supplémentaire, accompagnée par tous les instrumentistes et chanteurs du Philip Glass Ensemble, sous la battue de Michael Riesman, nous entraîne à la limite de la transe hypnotique. Que l'image se fige sur un groupe de femmes qui garde la pose en costume d'hôtesse, sur fond de Las Vegas, et l'on prend conscience de la nature éphémère, ridicule, et par là même émouvante, de l'être humain.
Pour le réalisateur, la plus grande qualité d'une œuvre d'art est de « ne pas avoir de sens prédéterminé tout en étant capable de faire naître un sens à chaque rencontre avec le public ». Si la critique d'une certaine évolution sociale est évidente (champignon nucléaire, squats de miséreux, corps bronzant à deux pas d'une usine inquiétante, etc.), on peut voir certains ralentis comme de purs moments d’abstraction, que ce soit une pluie de cendres, une fumée noire faisant disparaître à nos yeux un camion, des éclats tournoyant dans le souffle d'une explosion. Mais on y lit quand même cette vie sans équilibre, cette vie en voie de désintégration qu'annonçait le titre, trouvant une illustration paroxysmique dans la fusée qui s'effrite en vol, au terme du film.
Contre toute attente, Powaqqatsi (1988) débute en fanfare : sifflet, percussions et chorale enregistrée viennent soutenir les ouvriers d'une mine à ciel ouvert, qui transportent le produit de leur peine, avant d'évacuer l'un des leurs, comme un Christ à la déposition – plus tard, une prière à Allah, a cappella, répondra au Gloria entendu la veille. Malheureusement, la force de ces premières minutes va faire paraître bien fade la suite du programme. Certes, dans un ralenti omniprésent, la diversité est de mise avec ce deuxième volet : Reggio a rapporté des images des cinq continents, et Glass, pour la première fois, opère une synthèse de sa propre musique avec des influences indigènes (Brésil, Pérou, Afrique de l'Ouest, etc.). Mais ces hommes du tiers-monde penchés sur la terre puis transportant leur récolte, ces corps en prière ou en fête sont vite lassants ; ces images télévisées semblent des chutes du montage précédant, et les travellings sur des visages d'enfants sont connotés United color of... Il reste quelques plans marquants, comme ces silhouettes sur un trottoir, disparaissant derrière le flux des voitures.
Naqoyqatsi (2002), enfin, s'ouvre sur la tour de Babel peinte par Breughel, pour une réflexion sur l'image fabriquée – « Les outils qui ont servi à produire le film sont le véritable sujet du film », précise même le réalisateur. Vision en négatif, colorisation, images scientifiques (radiographie et microscopie), plans superposés ou voisins sur un écran cloisonné, etc., tout est bon pour dénoncer les violences, le règne de l'argent, la médiatisation conduisant à la starification. Le violoncelle plaintif de Maya Beiser et le chant aérien de Lisa Bielawa veulent nous tirer des larmes, mais c'est l'exaspération qui l'emporte. Si le deuxième volet était dispensable, celui-ci est carrément inutile, voire douteux. Qu'on envoie ces images dans l'espace, sur les traces de Pioneer 10, et qu'on revienne à la Trilogie de la vie conçue par Pasolini qui, celle-là, remplit d'un bout à l'autre sa mission artistique et universelle !
LB