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Chroniques
Król Roger | Le roi Roger
opéra de Karol Szymanowski (version de concert)
Lors de la saison 2000/2001, Radio France rendit un bel hommage au compositeur polonais, encore mal connu dans l’hexagone, par une série de concerts étalés de septembre à juin qui permit de faire entendre une quasi intégrale de sa musique de chambre, trois symphonies sur les quatre écrites (la Première ayant été reniée par l’auteur), les cycles de mélodies, et en proposant de succinctes incursions dans l’œuvre pour piano (avec notamment une mémorable Sonate n°3 par Piotr Anderszewski) et la musique de ballet. C’est une nouvelle fois à son initiative que l’on doit la version de concert de Król Roger. Le chef finlandais Jukka-Pekka Saraste mène un Philhar’ en pleine forme dans une lecture d’une impressionnante précision.
Au tout début du XIe siècle, des soldats normands conquièrent une partie du sud de l’Italie, et bientôt s’attaquent à la Sicile. L’île est, à ce moment, sous domination arabe. S’ensuivra une période d’intégration des cultures en présence, puisque y cohabiteront assez harmonieusement le christianisme et ses diversions, des cultes païens hérités de l’antiquité méditerranéenne et l’Islam. Couronné à l’âge de trente-cinq ans roi de Sicile en 1130 sous le nom de Roger II, Roger de Hauteville a suivi les enseignements savants des maîtres arabes et grecs. Le grand penseur Abu Abd Allah Muhammad al-Idrisi (أبوعبداللهمحمدالإدريسي) l’évoque en des termes tant respectueux qu’élogieux. En esprit ouvert et éclairé, le monarque constitue une cour d’artistes, de mathématiciens et de philosophes, bientôt réputée pour le raffinement de son érudition. Elle rassemble Orient et Occident en une même recherche de la vérité et du bien vivre.
Le compositeur Karol Szymanowski, après avoir fait siens les procédés straussiens et wagnériens qu’il étudia profondément, dans un curieux désir de fuir par une sorte de pangermanismemusical la culture varsovienne qu’il estime étriquée et vieillotte, entreprend à vingt-six ans une série de voyages vers le Sud. Il se découvre une passion pour l’Italie, la Sicile, la Grèce et les pays du Maghreb. Il y remet en question l’éducation catholique qui l’a construit, et rencontre la libération des diverses entraves à l’expression authentique de son art par la conscience qu’il prend des limites d’une morale culpabilisante qui, jusque-là, l’avait dominé au point de trouver refuge dans les tenailles d’une esthétique strictement formelle. Plongé dans un ailleurs solaire, c’est soi-même qu’il appréhende. Il en reviendra changé, enthousiaste, abandonnant sans regret la rigueur de ses premières compositions et introduisant dans son langage une évidente sensualité où se développe un art de fin coloriste des sons. Aussi choisira-t-il des sujets directement inspirés par l’expérience de soi dans ses errances, sans jamais exploiter de véritable veine exotique ou orientaliste. L’on doit à cette féconde période Déméter, Chansons du muezzin amoureux, Mythes et, bien sûr, les Chants d’amour de Hafiz.
Le cousin de Szymanowski, âgé de vingt-et-un ans lorsqu’il rend visite à ce dernier dans sa maison d’Ielizavetgrad à l’été de 1918, l’écrivain Jarosław Iwaszkiewicznourrit le projet d’écrire un jour quelque chose à partir de l’histoire de la cour de Roger II de Sicile. Partageant leur passion pour le Sud, ils décident de travailler ensemble au Berger, premier titre de l’œuvre, dont l’aîné écrira la musique sur le livret que préparera le plus jeune. Un berger colportant dans les villages des enseignements et des chants bizarres qui célèbrent un dieu inconnu est arrêté. L’Archevêque demande au roi de le juger, de le faire mettre à mort. L’homme est jeune, toujours souriant et confiant, même dans cette mauvaise passe, et Roger lui demande de s’expliquer. « Mon dieu est aussi beau que moi. Mon dieu est un bon berger : il cherche ses troupeaux égarés. La tête ornée de lierre, une grappe de raisin dans la main, il garde ses brebis sur les prairies d’émeraude. Mon dieu se regarde dans le miroir des eaux, dans l’obscurité des vagues vitrées, pour y voir son sourire... »
Le clan de l’Abbesse et de l’Archevêque crie à l’hérésie devant le prosélyte d’un culte rassemblant les vertus christiques aux licences dionysiaques, tandis que la reine Roxana est bientôt séduite par le jeune homme. Si elle se laissera emportée par la bacchanale païenne, Roger, lui, résistera. C’est là le point de divergence qui peu à peu entraîne une rupture dans la collaboration des deux artistes : le souverain est sensible autant au charme du berger qu’à la libération que semble apporter le dieu qu’il prône, et Iwaszkiewicz propose dans son livret que cette rencontre révèle en lui un désir nettement sensuel, l’opéra s’achevant sur son renoncement à son règne comme à sa vie passée pour vivre un nouvel amour. Le compositeur hésite à livrer à l’impudicité un travail qu’il croit exclusivement mu par des visées esthétiques. Le jeune cousin se désintéresse donc du projet, et c’est Szymanowski qui finira le texte du troisième acte.
Les paroles du conseiller Edrisi suffisent à clarifier la situation amoureuse sans qu’il soit utile de la trop expliciter. Roger et Roxana ne « se sont plus embrassés » depuis longtemps. La Reine s’engage avec une ferveur quasiment hystérique dans le nouveau culte par une bacchanale débridée. Roger mesure sa propre attirance sexuelle pour le beau berger, mais comprend qu’en cédant à son penchant, c’est à toute son identité qu’il tournerait le dos. Il résistera, pour lui, pour son trône et pour son peuple. Ainsi Szymanowski réalise-t-il une œuvre (qu’il débaptise alors Król Roger) abordant avec courage son intime libération en portant son sujet à une élévation toute artistique.
Alors qu’il connaît le succès à sa création le 19 juin 1926 à l’Opéra de Varsovie, l’ouvrage ne remportera par la suite aucun record de popularité. Il se situe à la charnière entre la facture formelle de la période allemande de l’auteur et la manière polonaise de sa période nationale, présentant une écriture complexe aux sonorités subtiles qui séduit peu les esprits tranchés ou partisans, ce qui n’explique qu’en partie qu’on s’y soit si rarement intéressé. D’autre part, il convoque des effectifs monumentaux pour à peine une heure vingt de musique, ce qui n’est pas facile à réunir et reste longtemps coûteux. Enfin, les vicissitudes d’un culte païen excusé par un roi catholique n’ont rien pour plaire au nationalisme polonais d’avant-guerre, au nazisme buté d’ensuite, à l’hégémonie communiste intolérante et prorusse qui suivit, ni au retour de la bigoterie homophobe d’aujourd’hui. Autant dire que Król Roger n’a pas encore véritablement de carrière.
On apprécie le berger du ténor Ryszard Minkiewicz, d’une grande souplesse vocale, aux aigus un peu tirés toutefois, mais au medium d’une douceur charmeuse. Tatiana Maria Pozarska donne une Roxana délicate et fragile, grâce à un timbre finement travaillé au service d’une ligne de chant agile. L’Archevêque de Rafał Siwek (basse) s’avère particulièrement vaillant, régalant de sons parfaitement projetés et d’une indéniable qualité ; la voix est puissante, directe, sans élargir outre note le vibrato, contrairement à la prestation de Jadwiga Rappé (l’Abbesse) qui, pour offrir un grand confort d’écoute et une couleur attachante, accuse des approximations frustrantes.
Enfin – et surtout ! –, nous retrouvions, avec un plaisir qui va toujours croissant, le baryton Wojtek Drabowicz venu remplacer Thomas Hampson souffrant. La santé époustouflante de cette voix à la sonorité particulièrement riche fait le matériau exceptionnel d’un artiste passé maître dans l’art des nuances, qui sert avec intelligence le personnage à incarner et une musique qui lui est habituelle (puisqu’il chante régulièrement Szymanowski, qu’il a enregistré Król Roger et qu’il donnait dernièrement le Stabat Mater à Strasbourg).
BB