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Chroniques
Kungliga Filharmonikerna dirigée par Tugan Sokhiev
Antonín Dvořák | Symphonie en sol majeur Op.88 n°8
Bien qu'il ne soit généralement guère courant qu'on confie les clés d'un grand concert symphonique à de jeunes artistes, les maîtres d'œuvre de celui de ce soir cumulent à peine cinquante-trois ans, ce qui, à deux, laisse peu de rides à leurs fronts. Déjà remarqué en 1990 pour son exécution du Concerto de Tchaïkovski avec l'Orchestre Philharmonique d'Omsk, sa ville natale, Eduard Kunz n'est plus aujourd'hui le petit prodige d'alors. Depuis, après avoir suivi un cursus spécial au Gnessine de Moscou (célèbre institut tout dévoué aux enfants surdoués), il a été diplômé par le Conservatoire Tchaïkovski, est devenu élève du Royal Northern College of Music et remporta de nombreux prix à plusieurs concours internationaux, étant par ailleurs boursier de la Fondation Yamaha. Ces dix-huit derniers mois, il s'est produit en récital, mais également aux côtés de grands orchestres, comme le Welsh National, le Royal Liverpool Philharmonic ou la Philharmonie de Macédoine. Installé à Manchester, il est surtout présent sur la scène britannique.
De trois ans son aîné, le chef ossète Tugan Sokhiev vient de prendre la tête de l'Orchestre national du Capitole de Toulouse, après de nombreuses invitations aux pupitres du Théâtre Mariinski de Saint-Pétersbourg, des orchestres de la BBC, de la Radio Danoise, de Birmingham, Strasbourg, Toscane, Bavière, etc. Il a également assumé les directions du Welsh National Opera et de la Philharmonie de l'Ossétie du Nord, tout en étant le chef principal de l'Orchestre Symphonique de Russie. À l'opéra, il fit ses débuts avec Eugène Onéguine dans la cité impériale russe, approfondis par Le voyage à Reims de Rossini. Suivront une Bohème à Reykjavik et le même ouvrage de Tchaïkovski au Met', à l'été 2003.
Après que les célèbres accords qui introduisent le Concerto pour piano en si bémol mineur Op.23 de Piotr Tchaïkovski aient posément retenti, sous la battue élégante de Tugan Sokhiev, consistant plus en une souple invitation qu'en un geste lisiblement autoritaire, Eduard Kunz fait une entrée techniquement irréprochable au piano, sur un instrument étonnamment usé dont l'aigu claque et le grave s'apprête à mettre un dernier pied dans la tombe. Si, dès l'Allegro con spirito, le chef impose une lecture au grand souffle et nuancée, bien que plutôt sobre et toujours respectueuse d'un texte soigneusement indiqué par le compositeur, où l'on apprécie un intérêt pour les jeux de timbres, utilisant tout ce que la partition offre, avec un vrai sens du relief et de l'équilibre, on demeure déçu par l'interprétation assez scolaire du soliste, sans profondeur, bien qu'on y remarque de fort délicats pianissimi, une bonne différentiation des frappes, et d'autres qualités techniques qui, malgré tout, n'empêchent pas le jeu de ne raconter rien et de n'affirmer qu'une personnalité bien pâle.
En revanche, la grande paix de l'Andantino semplice se trouve idéalement servie, tant à l'orchestre, articulé avec une grâce fascinante par Sokhiev, qu'au clavier, soudain investi d'une saine clarté. Pour finir, l'Allegro con fuoco ne subit aucune surenchère d'effets, soulignant discrètement un lyrisme contenu, couronnant une exécution d'une tenue exemplaire, sans excès, qui confère à l'œuvre de Tchaïkovski un classicisme intéressant.
À quarante-huit ans, Antonín Dvořák voit sa gloire monter, tant sur sa terre de Bohême qu'à Vienne l'oppressive, où Brahms s'active en ambassadeur dévoué de sa musique. Mais avant que de connaître de nombreux honneurs, dont celui de l'Ordre de la Croix de Fer ne sera pas des moindres, il esquisse en août 1889 les motifs qui tisseront bientôt la matière de la Symphonie en sol majeur Op.88 n°8, écrite à la campagne à l'automne et achevée en novembre à Prague où il en dirigera lui-même la création en février 1890.
L'œuvre témoigne de l'importance que revêt la nature pour le compositeur, en ces années là : un proche confierait plus tard que Dvořák, levé tôt, partait marcher de longues heures dans les landes et forêts de Vysoká « qu'il aimait d'un cœur pur de simple paysan », soignait ensuite les colombes qu'ils élevait dans son jardin, écrivant en milieu d'après-midi et pendant la nuit, après être allé s'imprégner de la vie des villageois avec lesquels il bavardait chaque soir à l'auberge. Rien d'étonnant, donc, au fait qu’ici se mêle l'héritage d'une longue tradition symphonique à des accents nettement rhapsodiques dont le « slavisme » trouve à s'affirmer le plus évidemment dans les deux derniers mouvements.
Posant minutieusement les premières mesures de l'Allegro con brio, Tugan Sokhiev mène la Kungliga Filharmonikerna jusqu'à la jubilation attendue, en se gardant bien d'imprimer à ce passage le moindre triomphalisme. Évitant de même les contrastes trop tranchés, il conduit une lecture équilibrée qui cependant ne souffre d'aucune tiédeur et qui trouve une pertinence à la relative disparité « climatique » de cette page. L'Adagio permet d'évaluer l'efficacité de la petite harmonie, fort satisfaisante. D'un dessin plus appuyé, ce mouvement oscille entre la suavité des cordes et la ponctuation des vents, faisant finalement naître le thème aérien des bois, magnifiquement repris dans une couleur joliment tendre par le premier violon, Magnus Ericsson, avant que de cette amabilité un rien sucrée ne surgisse une atmosphère plus dramatique dont le suspens tient continuellement l'écoute en éveil.
Sokhiev engage le motif élégant et ensoleillé de l'Allegretto grazioso dans une fausse légèreté qui s'assombrit vite. Il ne se contente pas d'en chanter le thème principal, mais s'ingénie à révéler chaque épice de cette écriture. Ne s'appesantissant pas sur les quelques mignardises qu'elle contient, celles-ci n'en paraissent que plus exquises. Enfin, après une sonnerie de cuivres parfaitement menée, l'Allegro ma non troppo qui clôt la Huitième avance dans la plénitude délicieuse d'un tutti de cordes jusqu'à la fête annoncée, sans que le chef s'adonne entièrement à sa bacchanale, signant une interprétation racée.
Outre une présence fort attendue dans la saison symphonique de la formation toulousaine dont la responsabilité lui revient désormais (et avec laquelle il jouera Berlioz, Chostakovitch, Dukas, Dvořák, Mendelssohn, Moussorgski, Rimski-Korsakov, Stravinsky et Tchaïkovski), nous aurons le plaisir de retrouver Tugan Sokhiev à Paris : le 20 novembre (programme Khatchatourian, Moussorgski et Stravinsky) avec l'Orchestre Philharmonique de Radio France, et le 20 janvier 2006 (programme Dutilleux, Panufnik et Rachmaninov) avec l'Orchestre National de France.
BB