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Chroniques
Kurtág et Sciarrino par l’Ensemble Intercontemporain
Natalia Zagorinskaïa, Matthias Pintscher
« J’aime les artistes sincères et pas ceux qui se grisent de leur célébrité. Il en existe encore : Kurtág, par exemple, qui s’est discrètement glissé dans le public de mes concerts à Paris », note Salvatore Sciarrino dans son Journal parisien (2001), retraduit pour l’étude française qui lui fut consacrée, Silences de l’oracle [lire notre critique de l’ouvrage]. Liés par une estime mutuelle, semble-t-il, le musicien hongrois (né en 1926) et l’Italien (né en 1947) sont judicieusement réunis par ce concert de l’Ensemble Intercontemporain, dans le cadre du quarante-sixième Festival d’Automne à Paris.
Occupé à dessiner les statues du Musée archéologique de Palerme durant l’adolescence, aujourd’hui fasciné par la paléontologie, l’architecte de Luci mie traditrici [lire notre critique du DVD] a pour les traces du passé un goût indéniable dont témoignent d’emblée le titre des deux créations françaises au programme : Gesualdo senza parole (a 400 anni dalla morte) et Il sogno di Stradella. La première (Freiburg, 2013) convoque quelques cordes et vents, parangon de la formation baroque, auquel un percussionniste mêle un parasitage assez discret (cloche tube, marimba, etc.). Au fil des mouvements, le créateur décharne cet hommage sans paroles au Prince du madrigal (1566-1613), jouant un quart d’heure avec l’étrangeté de la distorsion temporelle. À la tête de l’ensemble, Matthias Pintscher s’avère étonnamment délicat, ce dont nous l’avions jadis cru incapable.
La seconde, Il sogno di Stradella (Saint Paul, Minnesota, 2017), rend hommage à un pionnier du Baroque, doublé d’un visionnaire de la sensibilité romantique. « Nous imaginons qu’il avait conscience de la nouveauté de sa musique, explique Sciarrino, orientée vers des noms dépourvus de signification pour lui : Chopin, Schubert. Et même Satie. » Ce concerto pour un piano en pleine réminiscence-prémonition s’ouvre par un tic-tac de pizz’ contrastés, les cordes offrant plus tard grincements épais ou claires harmoniques. Des trompette et clarinette contaminées par le clavier, une flûte qui volette ou hulule, tiennent aussi leur rôle pour retenir l’attention du public, près de vingt minutes. Toujours du natif de Sicile, mais cette fois inspiré par la peinture d’un compatriote (1915-1995), Omaggio a Burri (Città di Castello, 1995) est un trio extrêmement nuancé, aux limites du son pour une grande part.
Avec moins de pages jouées, György Kurtág a cependant l’honneur d’ouvrir et fermer le concert. Nous entendons d’abord … quasi una fantasia… Op.27 n°1 (Berlin, 1988), dont les quatre brefs mouvements révèlent un souci de spatialisation – harmonicas et cordes entourent le public, placés au balcon – mais aussi de contraste. Ainsi, aux pianississimi du piano, lustre solaire du cymbalum et cristal nocturne du célesta s’opposent des éclats de caisse claire, cymbales et timbales – les percussionnistes étant en force… dans tous les sens du terme.
Enfin, voici Messages de feu Demoiselle R. V. Troussova Op.17 (Paris, 1981), fondé sur vingt-et-un poèmes de Rimma Dalos, poétesse d’origine russe qui annonce : « toujours, Kurtág choisit ce qui est minimaliste et romantique » (in György Kurtág, Éditions Contrechamps, 1995). Avec un soprano ample, souple et coloré, une gestuelle touchante, l’expressive Natalia Zagorinskaïa sublime ce chef-d’œuvre avec une aisance connue [lire notre critique du CD], lequel aiguise l’impatience de découvrir End Game, premier opéra du nonagénaire inspiré par Beckett (Fin de partie, 1957), en novembre 2018, à la Scala de Milan.
LB