Chroniques

par michèle tosi

l’épreuve par le son
confronter Mozart et Lachenmann

Cité de la musique, Paris
- 11 et 13 janvier 2006
© dr

Du 11 au 21 Janvier, la Cité de la musique décline une thématique audacieuse avec la confrontation risquée de deux figures apparemment antinomiques : celle, universelle, de Mozart, nimbée de grâce et d’équilibre face à l’attitude contestataire et radicale de Helmut Lachenmann, compositeur allemand né en 1935. Cette initiative célèbre tout en même temps le deux-cent cinquantième anniversaire de la naissance du premier et les soixante-dix ans du second dont l’attachement au Salzbourgeois s’est concrétisé dans Accanto (à côté de), musique pour clarinettiste avec orchestre, pendant laquelle défile l’enregistrement du Concerto pour clarinette.

Bousculant les habitudes d’écoute et les formes traditionnelles de l’écriture, Lachenmann veut en finir avec le beau son ou, plus exactement, en révéler la face cachée, aller à sa source et creuser la matière jusqu’à son état le plus frustre. C’est ce qu’il nomme la musique concrète instrumentale qui intègre à l’univers sonore les bruits – crissement, chuintement, frottement – produits par la technique instrumentale (car il s’en tient à la lutherie traditionnelle) par le biais de modes de jeu inédits exploitant le geste à la source du son, avant sa résonance. Né à Stuttgart, élève de Nono à Venise puis de Karlheinz Stockhausen, poursuivant toute sa vie une intense activité de pédagogue à Bâle, Hanovre puis Stuttgart, Helmut Lachenmann compte aujourd’hui parmi les compositeurs les plus marquants de sa génération.

C’est l’Orchestre de la Radio de Stuttgart, dirigé par Emilio Pomarico, qui débutait mercredi cette série de concerts avec une pièce maîtresse de Lachenmann, Ausklang (résonance) pour piano et orchestre (1984-1985) – rien moins que cinquante minutes de musique –, encadrée par deux symphonies de Mozart. Ici, Lachenmann nous embarque dans une aventure sonore exaltante ouvrant sans cesse de nouvelles perspectives sur des phénomènes acoustiques inouïs. Le piano, polarisant les énergies, déclenche l’action instrumentale agrandie, démultipliée par l’orchestre qui entretient, prolonge, sculpte la résonance. L’attention est littéralement happée par cette surenchère de moyens mise en œuvre dans un processus de tension énergétique stupéfiant que Lachenmann déploie, dit-il, pour « ruser avec la force d’attraction de la terre ». Mais rien de tellurique dans cette musique qui, au contraire, interroge la matière, creuse le phénomène sonore jusqu’à sa source bruitée pour parvenir, au terme de l’expérience acoustique, à « un immense cantabile perforé ». Mise au défi par une écriture sans concession, exigeante autant que risquée, la direction d’Emilio Pomarico et l’engagement du soliste Massimiliano Damerini assument courageusement cette aventure pour laquelle on aurait souhaité plus de virtuosité encore.

S’il n’est plus question de beau son avec Lachenmann, on est en droit d’exiger aujourd’hui, pour la musique de Mozart si minutieusement relue par les spécialistes, une qualité de sonorité et d’articulation qui restituent sa grâce et son raffinement, même si les instruments ne sont pas d’époque et que l’effectif est lourd. La Sinfonietta comme la Symphonie n°39 souffrirent malheureusement d’un manque de transparence dans la texture des cordes et d’approximation dans les attaques et les tempi. Peu raffiné, le pupitre des bois accuse la mollesse de l’ensemble et l’inertie du phrasé. On peut se demander si la juxtaposition de deux univers aussi paradoxaux peut décemment être assumée par les mêmes interprètes.

Mieux venue était la solution adoptée vendredi par le deuxième concert où l’Ensemble Intercontemporain cédait sa place, en deuxième partie, à l’Orchestre des Champs-Elysées dirigée pour l’occasion par le maître d’œuvre de la soirée, Heinz Holliger. Pour la Symphonie n°40, célèbre s’il en fut, les cordes étaient en boyau et la sonorité des vents (un par pupitre) tout à fait authentique bien que fragilisée par une lutherie moins perfectionnée. Si l’on tient compte de l’acoustique un peu sèche de la Cité de la Musique, il faut avouer que, malgré la direction inspirée et euphorisante de Holliger, le premier mouvement manquait un peu de cette véhémence inquiète en sol mineur. L’Andante profitait davantage des couleurs et de l’homogénéité des cordes, mais c’est dans le Menuet, mettant en valeur les sonorités agrestes du cor naturel, et dans le final que l’orchestre donna la pleine mesure de son art, à travers la souplesse d’articulation et la ductilité d’un phrasé restituant le naturel et l’évidence de cette page.

Avec une égale perfection et une virtuosité confondante qui font sans aucun doute de l’EIC l’une des meilleures formations au service de la musique d’aujourd’hui, nous entendions deux pièces d’orchestre de Lachenmann qui encadraient la Maurerische Trauermusik en ut mineur K477. Avec sa clarinette et ses trois cors de basset, les couleurs du rite maçonnique, cette courte pièce délicate trouva difficilement sa place dans l’univers singulier de Lachenmann. Débutant le concert, Mouvement (vor der Erstarrung), écrit entre 1982 et 1984, met en œuvre une écriture extrêmement virtuose relevant de cet aspect musikantisch (jeu ludique avec les sonorités) – la présence de troisKlingelspiele en témoigne – que le compositeur allemand développe à partir des années quatre-vingt. Poursuivant son travail de déconstruction du beau son, Lachenmann sollicite toutes les potentialités du geste instrumental pour explorer les dedans de la matière, de l’effleurement à peine audible jusqu’à l’exubérance des résonances. Avec une énergie complice, Holliger donnait la pleine mesure de cette jubilation de la matière dont il contrôla les moindres jaillissements.

C’est Lachenmann lui-même qui tenait le rôle de récitant dans …Zwei Gefühle…, Musik mit Leonardo écrit entre 1991 et 1992 en Sardaigne, dans la maison inoccupée de Luigi Nono. Le texte est extrait de deux fragments du Codice Arundel de Léonard de Vinci, traduit en allemand et pourvu d’un titre – Verlangen nach Erkenntnis (désir de connaissance) – : « poussé par son ardent désir de comprendre les formes variées et étranges que la nature a produites, Léonard s’accroupit devant une grotte et scrute l’obscurité ; deux sentiments (Zwei Gefühle) s’éveillent alors en lui : la peur du noir et le désir d’y pénétrer ». Ce texte, repris dans son opéra La petite fille aux allumettes, devient le support d’un phénomène sonore immédiat, distendu et transformé phonétiquement par Lachenmann, puis traité en tant que matériau acoustique par l’orchestre. Il véhicule également une charge affective, liée à des sensations intimes et cachées, qui crée un autre niveau de perception, plus distancié et énigmatique. Imposante stature au sein de l’orchestre, Lachenmann invitait, dans un moment de poignante émotion, à cette expérience de perception, une perception « comme déchiffrage du son chargé d’affect qui s’en inspire », selon ses propres commentaires.

MT