Chroniques

par jérémie szpirglas

L’enfant et les sortilèges, opéra de Maurice Ravel
Trouble in Tahiti | Pépin à Tahiti, comédie musicale de Leonard Bernstein

Opéra national de Lorraine, Nancy
- 26 mars 2010
© opéra national de nancy

L’enfant et les sortilèges pose problème. Trop court. C’est un chef-d’œuvre absolu, mais trois-quarts d’heure, même trois-quarts d’heure de pure magie, laissent sur sa faim. D’où l’idée de lui associer un autre ouvrage. À Nancy, on a opté pour une comédie musicale méconnue de Leonard Bernstein. Composé en 1953, durant lui aussi quarante minutes, Trouble in Tahiti est un mélodrame qui décrit l’envers du rêve américain (l’homme trop préoccupé par sa propre personne, ses réussites personnelles et sportives, ses amours adultères, pour accorder la moindre attention à sa famille ; la femme, en analyse, qui sans avoir abandonné le combat désespère discrètement, en solitaire ; l’enfant, silencieux, qui subit en regardant la télé) – Bernstein remettant pour l’occasion le chœur antique au goût du jour, au moyen d’un trio de chanteurs qui semble tout droit sorti d’une publicité radiophonique. Malgré quelques jolis moments – que l’on doit surtout à la Dinah d’Aurore Ugolin et qui annoncent en germe les plus beaux passages de West Side Story (on entend le lointain Somewhere dans le récit de rêve qu’elle fait à son psychiatre) –, l’ouvrage est imparfait, déséquilibré, manquant de rythme et, somme toute, d’intérêt.

La passerelle avec le chef-d’œuvre de Ravel reste assez bien trouvée par l’astucieux metteur en scène (et chanteur) Benoît Bénichou : l’Enfant de Colette et Ravel n’est autre que le Junior du couple bernsteinien. Avec une petite réserve : les sentiments de la mère pour son enfant ne sont pas tout à fait les mêmes d’un ouvrage à l’autre. Mais qu’importe, le lien est fait, et Bénichou donne également une cohérence à la soirée grâce aux décors. Maquette de banlieue états-unienne dans la première partie, ils deviennent dans la seconde des jouets que l’on peut casser et éclater sur le plateau. L’échiquier lumineux tracé au sol, théâtre des disputes et jeux de rôles du couple de Trouble in Tahiti, se décline ainsi autour de l’Enfant en un jeu de lumières quasi psychédéliques, tour à tour oniriques, agressives, voire effrayantes, pour finir sur un ton tendre et chaleureux. Usant avec intelligence autant de cette scénographie lumineuse que des costumes et accessoires, cette interprétation des diverses scènes de sortilège recèle suffisamment de poésie, de fantaisie et d’érotisme pour plaire aux petits comme aux grands.

L’Orchestre symphonique et lyrique de Nancy se moule dans la partition et ses couleurs savoureuses. Si certains solos (de bois notamment) s’essoufflent et s’efforcent, la direction droite et sans défaut de Jonathan Schiffman tire des musiciens un belle dynamique et de jolis contrastes. Un parfait écrin pour un plateau fort agréable, au sein duquel on retiendra Marc Mauillon (Horloge, Chat), François Piolino (Théière, Petit vieillard, Reinette), l’exquise Mélanie Boisvert (Princesse, Feu, Rossignol), Aurore Ugolin (qui prend à nouveau le rôle de la Mère, ainsi que celui de la Tasse chinoise), avec, bien sûr, une mention spéciale bien méritée pour le Chœur des enfants du CRR de Nancy.

Dans le rôle de l’Enfant, on retrouve Amaya Dominguez, jeune mezzo-soprano à suivre impérativement. Si on a pu l’entendre dans le répertoire baroque [lire notre chronique du 11 août 2009], on l’a plus d’une fois remarquée dans la mélodie française. Pleine d’aisance, sa voix sensuelle prend des inflexions raffinées. Dotée d’une présence magnétique, elle ne cherche pas la démonstration, mais la justesse, et la trouve. Maîtrisant à merveille sa voix pour en préserver la fraicheur en même temps que la naïveté, elle incarne un Enfant capricieux, excessivement rêveur. Elle réinjecte dans son chant son étonnement du monde, ce qui la laisse interdite de ce qu’elle observe. Dans son duo avec la Princesse, pour ne citer que celui-là, elle émeut par des phrasés hautement sensibles et une véhémence mêlée de sanglots, mais sans vibrato excessif. Ses confrontations avec l’arithmétique, le duo des chats et même les animaux du jardin, révèlent un talent de comédienne qui mérite le détour.

JS