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Chroniques
L’equivoco stravagante | L’extravagante équivoque
dramma giocoso de Gioachino Rossini
Deux jours après La cambiale di matrimonio ici-même [lire notre chronique de l’avant-veille], on apprécie bien davantage le spectacle réalisé pour cet Equivoco stravagante, certes dramma giocoso en deux actes, composé en 1811 pour Bologne, mais bien dans l'atmosphère des farse rossiniennes. Le metteur en scène Jochen Schönleber fait confiance à la vis comica de l'intrigue et des situations imaginées par le musicien et son librettiste Gaetano Gasbarri, qui fonctionne toujours au mieux lorsqu'on la laisse se développer avec naturel et simplicité.
Pendant l'Ouverture, les personnages se présentent un par un au fond du plateau du petit Kurtheater, fermé par des cloisons mobiles. Chacun porte un costume et une perruque assez extravagants, comme Buralicchio, le prétendant éconduit d'Ernestina, habillé d'un costume rose très clair, lunettes de soleil et perruque blonde, en vrai tombeur de ces dames. Ernestina, qui dans le livret se travestit en homme au second acte afin d'échapper aux avances de Buralicchio, fait déjà son entrée en scène dans un élégant costume gris, cravate et sévères lunettes, en femme de caractère qui ne s'en laisse pas conter. Les neuf choristes du Górecki Chamber Choir sont hilarants, habillés en jardiniers, ou plutôt en jardinières, portant tablier vert, jupe à carreaux et nattes ou cheveux longs. Ils s'occupent des plantations : tomates, fleurs ou bananes en pot. La scène est dépouillée à l'extrême – un sofa, une table, deux chaises – et l’on se concentre ainsi sur le jeu des acteurs.
Le metteur en scène [lire notre chronique de la veille] insère quelques petites propositions osées, à connotation clairement sexuelle, auxquelles on souscrit favorablement, car elles sont amenées avec à-propos. Les choristes offrent ainsi à Ernestina un concombre, une banane, pour remédier à sa grande tristesse dans l’air du premier acte Nel cor un vuoto io sento ; plus tard, Ermanno fait cadeau à la grande lectrice Ernestina d'un exemplaire du Kāmasūtra, qu'elle décrypte avec intérêt dans tous les sens ; ou bien encore, la bouteille d’où le champagne jaillit longuement à la toute fin du spectacle. Toujours en ayant dans l'oreille La cambiale di matrimonio, la musique, dirigée par José Miguel Pérez-Sierra [lire nos chroniques de Maruxa et de Lucrezia Borgia] et interprétée par le même ensemble des Virtuosi Brunensis, nous paraît supérieure : d'abord en efficacité, mais aussi plus variée, légère, rebondie par moments, plus poétique souvent.
La distribution vocale, qui a déjà rodé la production au mois de mai à l'Opéra de Roussé en Bulgarie, forme une équipe qu'on sent soudée et qui prend un plaisir visible à jouer ensemble, surtout lors de cette dernière de la série de cinq représentations. On ne peut rêver aujourd'hui meilleure titulaire du rôle d'Ernestina qu'Antonella Colaianni, belle et forte femme en scène, dotée d'un somptueux timbre de couleur sombre, féminin accompagné d'un soupçon d'androgynie, situé entre mezzo et contralto. La voix est charnue et égale sur toute la tessiture, les vocalises sont assurées avec panache. On l'imagine avec gourmandise en Isabella de L'Italiana in Algeri, dont l'air Pensa alla patria ressemble de très près à la grande scène finale de cet Equivoco, Il periglio passo, suivie du rondo Se per te lieta ritorno. Entendu les jours précédents au festival Rossini in Wildbad, le jeune soprano Eleonora Bellocci (Rosalia) confirme ses qualités très prometteuses, en particulier un suraigu d'une robustesse à toute épreuve ; elle en ajoute d'ailleurs malicieusement, comme lors de la conclusion de l'Acte I.
Les deux voix de barytons sont également solides : d'une part Giulio Mastrototaro (Gamberotto), déjà bien lancé dans sa carrière, avec un instrument idéal pour le répertoire buffo, un volume très développé qui amène un vibrato certain sur l'extrême aigu [lire nos chroniques du 18 février 2011, du 4 février 2014 et du 11 mars 2018], et, d'autre part, le plus jeune Emmanuel Franco (Buralicchio), sans doute moins grave et pas aussi surpuissant, mais au grain de voix de couleur plus noble [lire nos chroniques de Cenerentola et de Salome]. Patrick Kabongo, dans le rôle de l'amoureux Ermanno, nous étonne très favorablement. En 2014 nous avions entendu, dans La scala di seta en prélude au Festival d'Aix-en-Provence, une voix délicate mais mince qui a beaucoup gagné depuis, en épaisseur ainsi qu'en stabilité. Le chant est très clair, bien conduit, il négocie au mieux les fioritures de son air Sento da mille furie, pendant que les sadiques jardiniers confectionnent, avec un tuyau d'arrosage, un nœud coulant pour qu'il se pende. Un petit peu plus tard dans la subtile cavatine D'un tenero ardore, il insère quelques suraigus sans heurter pour autant la ligne de chant. L'autre ténor, Sebastian Monti, impressionne moins, avec une émission discrète, dans le rôle secondaire de Frontino qui paraît certainement un peu trop grave pour ses moyens naturels.
IF