Chroniques

par bertrand bolognesi

l’esprit de Darmstadt
Peter Rundel dirige l’EIC

André, Lachenmann, Maderna et Stockhausen
Cité de la musique, Paris
- 5 novembre 2008

Dans le sud de ce qui s’appelait encore la Grande-Hesse, il était une ville aux modestes proportions qui, bien que dépositaire d’une culture ancienne, accueillit les Internationale Ferienkurse für Neue Musik. Nous étions en 1946 et, après avoir abrité une colonie d’artistes Jugendstil au tout début du siècle sous la protection d’Ernst Ludwig, son Grand Duc, la petite cité allemande, sous l’impulsion de Wolfgang Steinecke, entreprit ses fameux Cours d'été qui bientôt feraient autorité. La nouvelle génération de compositeurs, celle dont on voulut bien dire qu’elle fit tabula rasa du passé, s’en tenant peut-être trop rapidement à un radicalisme alors nécessaire qui, bien que vécu comme tel, explorait Webern qui déjà n’était plus présent – cette avant-garde-là (et cela n’a rien d’une tabula rasa) re-bondissait pour bondir –, s’y confrontera dans une formidable fécondité.

L’on enseigne, l’on interprète, compose, discute ; bref, l’on s’y reconnaît ou non, à la croisée de chemins qui, au bout du compte, ne sauraient être qu’individuels, affirmant des divergences qui dessinent ou non des ruptures, à divers degrés. C’est le temps des grandes rencontres de jeunes gens qui, ne se contentant pas d’être incroyablement doués, pensent activementla musique d’un nouvel aujourd’hui (Boulez) plutôt que de la philosopher (Adorno) : Luciano Berio, envoyé à Darmstadt par Luigi Dallapiccola, Luigi Nono qui y professera dix années durant, Karlheinz Stockhausen que bouleverserait là le Messiaen de Modes de valeurs et d'intensité, Pierre Boulez, bien sûr, mais aussi Bruno Maderna qui s’y installera dès 1963 et s’y éteindrait trop tôt (il y aura trente-cinq ans dans quelques jours). Plus tard, c’est à Darmstadt encore que catéchiseront György Ligeti, Helmut Lachenmann (élève de Nono à Venise), etc.

C’est tout naturellement que le programme L’esprit de Darmstadt, proposé ce soir par l’Ensemble Intercontemporain, s’inscrit dans le cycle 1945 couvrant une semaine de concerts. Il s’ouvre par une interprétation attentive de Kontra-Punkte de Stockhausen, œuvre achevée en 1953, encore proche de Webern, où Peter Rundel cultive une sonorité qu’on pourra peut-être dire moins « contemporaine »qu’à l’habitude, s’articulant dans un certain moelleux, un héritage ancien, un souvenir d’avant-guerre. Les points ne contrastent jamais sèchement, alternent les meurtrissures d’un Lucio Fontana à l’élargissement des biffures pulsionnelles d’Hans Hartung.

Ça ou Il, es ou S, …es… de Mark André connut sa première au printemps dernier, à Witten, sous la direction de Johannes Kalitzke. Le jeune compositeur étend son instrumentarium à des objets « musicables », pourrait-on dire, comme une feuille d’aluminium, convoque certains usages bruitistesde ses médiums, explore une matière subtile, parfois périphérique, la granulosité faussement vaporeuse d’un Antoni Tàpies et la raucité abrasive d’un Richard Serra. S’y fait alors entendre une certaine choséité (Heidegger) de l’émission, de l’invention, peut-être, une appropriation interrogative (rien à voir, ici, avec le bruit musicalement objectivé par Cage) que la tension pré-finale précipite dans un raffinement indicible, « fuite et fourmillement dans des feuillages secs », précise Martin Kaltenecker. Fort de l’observation préalable des deux pianos symétriquement disposés, de deux pôles de percussions à l’arrière, de sections de cordes et de vents strictement rangées, l’écoute se laisse néanmoins emporter par l’énigme, un frémissement profond et secret. Élève de Grisey et de Lachenmann, André ausculte furtivement ce qu’il crée pour imaginer toujours plus loin, écalant les réflexes musicaux jusqu’au ravissement.

Après Stockhausen, la Serenata n°2 que Maderna signait en 1957 révèle une autre manière de sérialisme, usant dans une tendresse lyrique d’incessants relais de timbres. Omniprésent, le chant voyage, dans une acception plus latine de l’héritage webernien. La perception de la nature instrumentale se trouble à ce jeu qui s’apparente avec certains moments des Bagatelles de Ligeti (fortuitement : écrites en 1953, elles ne furent jouées publiquement qu’en 1969 et, leur auteur venant à peine d’arriver à Cologne en 1957, il est peu probable que la partition ait été montrée). Peter Rundel soigne les alliages, contrôle savamment la dynamique, sert minutieusement cette musique que l’on ne joue pas assez. C’est ici l’occasion de rappeler que plusieurs concerti (entre autres pages) mériteraient qu’on les sonne plus souvent.

Pour finir, l’EIC donnent une œuvre que, sous la battue de Péter Eötvös, il créait en 1984 : Mouvement (–vor der Erstarrung) d’Helmut Lachenmann auquel elle avait été commandée. Ses jeux, à force de revendiquer l’impalpable, se perdent dans la lourdeur. Le compositeur en dit trop, même si le médium croyait s’en garder. Il est à penser, sans doute, qu’en modifiant l’ordre du menu, l’on en aurait obtenu un effet plus satisfaisant : Lachenmann, Stockhausen, André et Maderna aurait, peut-être, été plus probant.

BB