Chroniques

par jorge pacheco

l’esprit Debussy, ouverture du cycle
Ensemble Intercontemporain et Orchestre du CNSM

Cité de la musique, Paris
- 27 janvier 2012
portrait du compositeur Claude Debussy par Paul Rodier
© lauros-giraudon

À l'occasion du cent-cinquantième anniversaire de la naissance de Debussy [portrait de Paul Rodier], la Cité de la musique présente le cycle L'esprit Debussy qui, dans l'espace d'une semaine (du 27 janvier au 4 février), regroupe une série de rencontres (dont six concerts et un colloque) autour de sa musique et de son importance pour la création actuelle. Parmi les premiers à s'écarter de la tradition tonale pour explorer de nouvelles manières de construire la musique, Debussy fut, dès ses premiers pas, un anti-académique irréductible. Ce « prince des ténèbres », comme l'appelaient ses camarades du Conservatoire de Paris, voyait dans la musique la matérialisation d'une « mathématique mystérieuse » qui régissait le mouvement des éléments dans la nature. Ainsi sa sensibilité lui fit-il placer le son au-dessus de toute règle, ce qui le poussa à davantage de rigueur dans sa manière de l'organiser. Conjugué à une conception formelle unique, ce caractère énigmatique explique probablement que son œuvre ait pu nourrir des recherches esthétiques aussi diverses – de Messiaen à Hurel en passant par Boulez et Ligeti, sans oublier le cas de Maurice Ohana, compositeur souvent délaissé qui revendiquait ouvertement cet héritage.

Pour l'entrée en matière, l'Ensemble Intercontemporain et l'Orchestre du CNSM de Paris dirigés par Jean Deroyer s'allient afin de rassembler l'effectif nécessaire à l'exécution de deux œuvres phares de la littérature debussyste : l’intégralité du triptyque La mer et la Première Rhapsodie pour clarinette et orchestre (qui, par la suite, se révéla la dernière), avec Jérôme Compte comme soliste. Après l'entracte, le légendaire clarinettiste Alain Damiens joue Dialogue de l'ombre double de Pierre Boulez, avant le retour de l'ensemble composite qui clôt la soirée avec les Notations I, II, III, IV et VII du même compositeur, en leur version pour grand orchestre.

Pour l'exécution de la Première Rhapsodie, composée en 1910 pour le concours du Conservatoire, Jérôme Compte (membre de l'EIC où il entre à l'âge de vingt-cinq ans, en 2005) démontre une maîtrise remarquable. Mystérieux dans le registre de chalumeau, son jeu se caractérise aussi par un timbre doux et rond dans l’aigu. La précision de l’attaque confère à son interprétation la clarté nécessaire à la délimitation de chaque passage, de la même manière que la souplesse du phrasé lui permet les plus belles rétentions. Par moments, Jean Deroyer a du mal à transmettre aux jeunes pupitres le raffinement et la souplesse si précieux à l’exécution de ces pages, ce qui est encore plus évident dans La mer où sa direction quelque peu saccadée et ultra-subdivisée de Deroyer (qui s'incline, sautille et gambade avant d'arrêter presque entièrement son mouvement, pour ensuite s'agiter désespérément comme un demi-noyé) ne fait que communiquer une tension matérialisée de surcroît dans les irruptions tonitruantes des cuivres et des percussions. Cependant, le feu dans l'exécution des jeunes musiciens, engagés dans leur tâche comme il est parfois rare dans l'activité symphonique professionnelle, donne à cette version, malgré quelques excès de bravoure, une qualité humaine émouvante.

En seconde partie, nous écoutons d'abord, dans l'obscurité presque totale, le beau Dialogue de l'ombre double. Deux clarinettes se répondent : celle de Damiens qui se déplace discrètement pour jouer pratiquement dans tous les coins de la salle, et celle que diffusent les enceintes (préalablement enregistrée par Damiens lui-même). La version est sans doute « de référence » puisque l'œuvre a été crée en 1985 par le même instrumentiste (membre de l'EIC depuis 1976). Cette pièce où Boulez joue d'effets d'échos spatialisés entre la clarinette réelle et son « ombre » semble répondre à la prophétie de Debussy qui aspirait à l'existence d'une musique « construite spécialement pour le plein air », une musique qui se « meuve dans l'espace ».

Écrites en 1945, les douze Notations pour piano sont sans doute une œuvre de jeunesse. Le jeune homme de vingt ans qu'était alors Boulez fait ses premiers pas dans la composition ; naturellement, son travail témoigne des influences qui nourrissent ses débuts. Ainsi, l'esprit de la deuxième École de Vienne est-il présent dans l'organisation sérielle, de même que le Stravinsky du Sacre se fait sentir dans la force rythmique de la partition. Mais pour Boulez, les Notations sont aussi le produit de l'influence de Ravel et de Debussy à travers ce qu'il appelle « une nouvelle sensibilité du son ».

Initialement insatisfait du résultat, Boulez a momentanément retiré de son catalogue officiel ces pièces courtes, avant de les reprendre à la fin des années soixante-dix pour orchestrer les quatre premières. Cependant, ces nouvelles Notations sont bien plus qu'un simple travail d'orchestration, les pièces originales ne servant que de matériau de base à la construction d’autres structures musicales où le timbre est au premier plan. Selon Boulez lui-même, ce qui l'intéressait des Notations pour piano était de retrouver une certaine spontanéité dans la confection pour, à partir d’elle, matérialiser son expérience ultérieure. Le passage du piano à l'orchestre nous parle à distance de ses intérêts de l'époque, surtout en ce qui concerne le matériau et le timbre. Le profil mélodique, toujours présent dans l'esthétique sérielle, est souvent noyé dans la richesse de l'orchestration, malgré quelques survivances, notamment confiées à la trompette dans la quatrième pièce. Notation VII fut orchestrée plus tard, en réponse à une commande du Chicago Symphony Orchestra. Les autres (V, VI, VIII, IX, X, XI et XII) demeurent en attente (et comme il est fort peu probable que toute la tâche soit accomplie par le compositeur lui-même, peut-être verra-t-on apparaître quelques Süßmayr de Boulez soucieux d’ainsi s'assurer une postérité).

La conduction précise de Deroyer est certes utile pour l’interprétation de ces pages d'une grande difficulté technique. Donnée en dernier lieu, la II est triplement virtuose : du point de vue de l'écriture, pour les exécutants et pour l'auditeur confronté à un tourbillon sonore où la moindre hésitation peut causer l'effondrement du bâtiment. Malgré quelques passages de confusion où semblent décalées les notes répétées de l'ostinato, l'orchestre joue la partition avec conviction et brio, ce que l'auditoire rétribue par une ovation méritée.

Ainsi s'ouvre ce cycle de concerts bienvenus, fêtant l'anniversaire de celui que beaucoup considèrent comme le plus grand compositeur du XXe siècle, et dont l'œuvre immense ne cesse d'inspirer les nouvelles générations par sa force unique, son irrévérence et sa pure beauté.

JP