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Chroniques
l’excellence Modigliani
De plus en plus présent sur la scène chambriste internationale, le Quatuor Modigliani se révèle aujourd’hui comme LE quatuor qui a le vent en poupe. Pour le suivre ici et là depuis quelques années, nous dirons que le concert de ce soir le place à un niveau supérieur encore. S’il affirme cette particulière clarté des quatuors français, c’est sans le péché de cérébralité qui fait souvent leur quotidien. Au contraire, il offre un son au corps généreux, un jeu à l’énergie chaleureuse, voire sensuelle, d’une remarquable présence de chaque instant. Le programme donné ce soir laisse vibrer des qualités diverses, toujours d’à propos.
Ainsi du Quatuor en si bémol majeur Op.76 n°4 (Hob.III,78) dit Lever de soleil de Joseph Haydn, ouvert par un souffle délicatement retenu, sans affectation pour autant, où frappe d’abord l’équilibre obtenu par les quatre jeunes gens. Rien de timoré dans le respect de leur propre construction, bien au contraire : ils s’échangent magnifiquement les affects, en jouant comme d’une balle, pour ainsi dire, scellant l’interprétation dans la rousseur moribonde qui glace le lac en fin de journée, invitant au voyage romantique où de surprenants reliefs Renaissance surgiraient de la géographie du Tendre. La nuance s’affiche vigoureuse, musclée, y compris dans l’Adagio qui suit dont les audaces harmoniques s’avèrent judicieusement désignées. Le Menuet, quant à lui, semblera sortir de la mesure, révolutionnant les tempi : rien de plus passionnant et vertigineux que ce temps qui soudain s’échappe, laissant surgir la danse par-delà tout tactus, désormais impalpable – en raisonnable proportion, s’entend –, une magnifique fluidité signant l’interprétation. De fait, cette échappée est encore plus nette dans le dernier mouvement, d’un caractère qui, du coup, paraît improvisé, brillant d’une vive liberté.
Cette retenue des premiers pas, on la retrouve dans la sonorité tendre dans laquelle les quartettistes introduisent le Quatuor en fa majeur de Maurice Ravel, mais dans une rondeur veloutée et caressante. La pâte ira s’éclaircissant vers les accents les plus tendus, voire tragiques – oui, il y a quelque chose de tragique chez Ravel, quoi qu’on en ait dit –, situant le contraste tant dans la couleur que dans la dynamique. Outre le bondissement attendu, l’Assez vif, très rythmé bénéficie d’un relief rare, grâce à une basse charnelle et un alto bien chantant – François Kieffer au violoncelle et Laurent Marfaing à l’alto. Le grand soin des harmoniques du Très lent installe une sorte de gel après le feu, dans un lyrisme contenu, discret, tendre lui aussi, qui place cette lecture dans une intériorité infiniment cultivée. L’effervescence finale de l’œuvre ne s’en fait que plus terrible, bien sûr, nous faisant dire « ils ont mangé du lion ! » … oui, d’un grand lion triste.
Si Peter Handke nous dit que l’écrivain ne souffre pas mais se souvient de sa souffrance passée, dans son Opus 80 Felix Mendelssohn souffre en direct, pourrait-on dire, s’arrache rageusement le cœur sans explorer même le tissage de la douleur dont il se tient à la seule brutalité. Ce cœur sanglant, il nous le jette à l’oreille par son Quatuor en fa mineur n°6 quasi monolithique, ressassant hargneusement la même violence – de la mauvaise nouvelle, si vous voulez. L’Allegro vivace assai s’engage ce soir dans une épaisseur indicible, un son extrêmement nourri. Sur la solide basse évoquée plus haut, les deux violons – Philippe Bernhard et Loïc Rio – appuient magnifiquement leurs envols. D’une fulgurante expressivité, le ton reste d’une grande classe, sans salir jamais la pâte sonore – non pas qu’une timidité retiendrait les Modigliani, je ne le crois pas : bien au contraire, la qualité du son leur est devenue intrinsèque, de sorte qu’au plus fort de l’engagement émotionnel, elle demeure. En faut-il, de la santé, pour souffrir autant ! C’en est presque insoutenable, jusqu’en cet étrange deuxième mouvement comme dansé dans une rage noire : la dégustation d’un venin de révolte. De même l’Adagio est-il plus sombre élégie que méditative respiration, dans cette exécution génialement échevelée. Les attaques contradictoires du Finale assènent plus loin encore les coups du sort. Suspendu à un dire musical foudroyant, le public attend, se reprend peu à peu, avant que d’ovationner le quatuor Modigliani qu’il pourra retrouver dans le fort beau disque, sorti il y a quelques jours chez Mirare, consacré à cet Opus 80, précisément, à l’inventif et subtil Quatuor en la mineur Op.13 et au bref, délicat et mélancolique Capriccio Op.81.
BB