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Chroniques
L’inondation
opéra de Francesco Filidei
Le décor superpose les trois niveaux d’un immeuble d’habitation. Deux studios sombres en haut ; à gauche celui où vit l’Homme de la police, à droite celui d’un père avec sa fille de quatorze ans. Le premier étage est occupé par une famille. Au rez-de-chaussée, un couple sans enfants. Il y a de l’inquiétude dans l’attaque instrumentale du nouvel opéra de Francesco Filidei, L’inondation. Conçu en étroite collaboration avec le dramaturge Joël Pommerat, dans le cadre d’une commande de l’Opéra Comique où nous nous trouvons ce soir pour sa première mondiale, cet ouvrage, qui bénéficia de l’aide à l’écriture du Ministère de la Culture, s’accomplit en deux heures selon une structure de deux actes d’égale durée, de chacun huit scènes articulées par un intermezzo. La décision de mettre en musique le bref roman qu’Evgueny Zamiatine (1884-1937) écrivit en 1929 remonte à 2016. Dès l’automne, Pommerat commence à tracer quelques jalons pour le livret, et c’est au fil de plusieurs ateliers de recherche que s’échafaude un projet commun, si bien que le bout à bout du texte fait son apparition en janvier 2018. Partition fixée, Filidei en réalise l’orchestration à la belle saison, au moment où entre en jeu le scénographe Éric Soyer. En septembre, la partie de fosse fait l’objet d’un enregistrement par l’Orchestre symphonique de Bretagne qui servira de base de travail aux chanteurs. Décors et costumes voient le jour en mars 2019 aux Ateliers Berthier où commencent les premières répétitions, en juillet. Il y a un mois s’enchaînait dans ce théâtre le montage du spectacle, l’Orchestre Philharmonique de Radio France rejoignant l’équipe à partir du 20 septembre. Il valait la peine de préciser ce calendrier tant il est rare qu’une création jouisse, comme celle-ci et depuis ses fonds baptismaux, de si bonnes conditions de travail.
Rien de 1929 et de l’URSS : les intérieurs modestes évoquent la fin des années soixante, quand les costumes d’Isabelle Deffin échappent à toute datation. « La langue française […] interdisait de reconstituer la Russie. Par ailleurs, l’histoire ne pouvait pas se dérouler en 2019, mais pas non plus dans les années vingt-trente : cela m’aurait obligé à une sorte de reconstitution historique que je juge artificielle au théâtre », affirme Pommerat (brochure de salle), dont nos colonnes saluèrent les précédentes collaborations lyriques – Pinocchio de Philippe Boesmans et, surtout, Thanks to my eyes d’Oscar Bianchi [lire nos chroniques du 9 juillet 2017 et du 8 juillet 2011]. Dans l’appartement du bas, la Femme étrangle la Jeune Fille, sur un impressionnant tintamarre de cloches de diverses natures. La deuxième scène installe la chronologie du drame – ce qui eut lieu avant d’en arriver là –, via le récit d’un Narrateur à sa table, comme s’il l’écrivait, comme s’il le lisait, comme s’il s’en souvenait, on ne sait pas ; il se révèle plus tard être un Policier. Une femme silencieuse, « presque muette », dit-il, et son homme qui « comble sa vie de travail, du matin au soir ». Une transition musicale drument répétitive s’enfle du danger de la crue d’un fleuve capricieux. La Scène 3 pose le problème du couple : il n’y a pas d’enfant.
Déjà l’écriture orchestrale s’est signalée comme volontiers illustrative, avec ses nombreux figuralismes. Pour ce faire, Francesco Filidei enrichit l’instrumentarium d’une armada d’épices : boites à meuh, verres, ressort, pompe et avertisseurs de vélo, coquillages, casserole, couverts de table, papier bulle, carillons à vent, gaines électriques, buzzing bow ou encore jouet couineur. Voilà bien de quoi inviter à l’opéra eau, vent et moteur, mais aussi les états d’âme tus. « L’orchestre prend en charge le macrocosme des éléments, du quartier, de l’immeuble, mais aussi ses effets et ses échos dans la vie intérieure des personnages », précise le compositeur (même source). « L’évocation des sons concrets m’intéresse […]. Cela contribue au réalisme et à la théâtralité tout en restant une création musicale. » Avec la crainte omniprésente de la tempête, le vent fait l’essentiel du traitement sonore, secondé par autant de sirènes à bouche, appeaux et flûtes à coulisse. L’Homme revient toujours plus tard ; peut-être voit-il une autre femme, peut-être va-t-il boire pour oublier le désarroi où le plonge l’inertie d’une usine en fin d’exploitation. Au dernier étage, le père meurt. Le couple recueille l’orpheline, d’abord pour quelques jours, puis comme l’enfant qu’ils n’ont pas. D’un rapprochement sur le mode paternel au moment d’apprendre une leçon d’école sur les mouvements de la marée naît bientôt une attirance d’un autre type entre l’adolescente et le quadragénaire.
Le rôle de la Jeune Fille est joué par une comédienne articulant un playback sur le chant d’un soprano également présent en scène ; ces artistes arborent même vêture, doubles affirmés comme tels, la chanteuse d’abord dans l’ombre de l’actrice, puis, une fois la convention admise, gagnant de plus en plus la lumière. « Je ressentais la nécessité […] de la montrer en décalage avec les adultes. Francesco, lui, ne souhaitait pas une voix d’enfant pour interpréter ce rôle. Il s’avérait donc impossible de confier l’interprétation à une chanteuse : elle n’aurait jamais été assez jeune. Le problème a trouvé sa solution lorsque j’ai considéré ce qu’allait nous apporter le dédoublement du personnage […]. Cette difficulté de départ a ouvert beaucoup de possibilités de mise en scène et même d’écriture », explique Joël Pommerat. Il en résulte plutôt une sorte d’encombrement lisible comme prise en charge de la perception de la réalité par le personnage principale – la Femme, celle du fait-divers –, au point de rendre ambiguë l’affaire : a-t-elle tué ou seulement connu le désir du meurtre, désir qui induirait une aussi grande culpabilité que son accomplissement ? L’aveu à l’hôpital n’éclairant en rien cet aspect nouveau (par rapport à Zamiatine) de l’argument, on estimera l’artifice comme facteur négatif d’une imprécision ou positif d’un questionnement intéressant, selon l’humeur.
Un ostinato qui marie Reich à Debussy accompagne, non sans ironique fausse naïveté, le retour du printemps, en adéquation avec la parole enthousiaste de la Voisine, truffée de lieux communs – « chaque année, c’est un miracle », etc. En cela, la musique sert le texte dans une distanciation critique, comme en témoigne le kitsch volontaire lorsque « nous allons prier Dieu », disloqué dans l’évocation du changement de l’Homme, de son rajeunissement. D’une scène à trois l’épouse préfère s’abstraire, laissant le champ libre à ce qui grandit entre lui et l’intruse. Lorsqu’elle les surprend, l’Homme ne cache rien, mais n’en dit pas plus long : c’est parce que personne ne parle qu’arrivera le pire. L’événement est ponctué par un premier intermezzo d’une écriture très raffinée, à l’instar de ce ralenti sur la fête, dans une lumière irréelle, où la fosse meut l’insaisissable gelure des appeaux. La mouche enfermée de la Scène 8 fait vrombir la menace du vent : la Voisine confie ses gamins à la Femme. S’ensuit une première scène de folie, comme l’on dit à l’opéra : négligeant de fermer les fenêtres dans la tempête, la Femme s’arcboute aux meubles tandis que les portes s’ouvrent, laissant valser la vaisselle sous la tornade. L’orpheline s’amuse à effrayer les petits en improvisant une légende chantée à la saveur ancienne. Un orchestre-panique libère les fracas, quand la Jeune fille part dans la tourmente, final placé dans l’extrême déraison.
L’Acte II s’ouvre sur la catastrophe : c’est l’inondation. Une image projetée masque le rez-de-chaussée : l’envahissement par le fleuve sorti de son lit. La vidéo de Renaud Rubiano fait monter l’eau sale dans la ville. Le bref prélude instrumental développe ses tournoiements dès après dans l’air du Voisin échappé des flots – « il y a des noyés partout », dit-on. Le couple doit dormir à l’étage. Comme au I, une narration survient (les Scènes 2 et 10 ont même place et même fonction), longue élégie amoureuse, décuplée par le silence de la Femme. Une fois retirée l’eau, le couple regagne son logement. Comme au début de la soirée, l’épouse trahie étrangle celle dont elle avait ardemment souhaité l’engloutissement dans l’inondation. Elle est partie… après la pénible lutte de l’Homme avec son désir, les adultes se retrouvent. Lorsqu’à la Scène 13 la police annonce la fin des recherches en concluant à une fugue, la Femme annonce à la Voisine qu’elle est enceinte : en fosse, un épisode sifflant nimbe d’une couleur archaïque et rudimentaire la prise de conscience du mari de devenir bientôt père. Alors qu’on pouvait croire résolu le problème du couple arrive une deuxième scène de folie : en proie à des hallucinations, la Femme voit sa victime dans la cuisine. Sous la plainte du vent, l’ostinato de cordes et l’énigmatique mélisme de clarinette qui figurent cette terreur, elle répète frénétiquement les gestes du meurtre. Et l’intermezzo d’alors cristalliser la tension dans sa brutale percussivité quasi-campanaire où s’acharnent les cuivres.
Au chevet de l’accouchée, à l’hôpital, l’Homme, d’une grande douceur, est intimidé par la naissance et inquiet pour celle qui se recroqueville dans une fièvre maligne. La voix du Médecin est systématiquement doublée par une trompette, dans une écriture rythmique saccadée. En survient un effet de dépersonnalisation du docteur qui le réduit à sa fonction – de fait, en disant « je ne suis pas Dieu », peut-être dit-il « je ne suis pas humain pour autant ». Avec ce lit en vrac et l’entourage clinique, tout annonce une troisième scène de folie. Il n’en est rien : dans une extrême exaltation, la Femme se libère, confesse tout, revendique son acte, laissant s’envoler une volubilité musicale débridée, une virtuosité vocale heureuse. La dernière séquence la montre endormie, souriante et sauvée, comme affirme la blouse blanche, désormais doublée par une clarinette. La police attend patiemment le réveil de l’étrangleuse. Le frémissement de la fosse s’apaise, s’éteint tranquillement.
D’un abord moins immédiat que Giordano Bruno, le premier opéra de Filidei, dont la savante saveur madrigalesque séduisait d’emblée [lire notre chronique du 19 avril 2016], L’inondation commence par déconcerter par sa lenteur et ce qui pourrait sembler une contemporanéité banale. À cette lenteur s’accorde la douceur des échanges entre protagonistes, quand bien même les situations théâtrales n’ont rien de doux. Puis on perçoit la perfection formelle de l’œuvre qui, à l’antique, englobe tout le théâtre en un jeu du destin – une perfection de construction comparable à Wozzeck (Berg), par exemple.
Outre les enfants de la Maîtrise populaire de l’Opéra Comique – Colin Renoir-Buisson et Mona Lebas, sans lesquels la vie de famille des voisins n’existerait pas – et la comédienne Cypriane Gardin (Jeune Fille), saluons un septuor vocal de belle tenue dont l’engagement ne fait aucun doute. On retrouve Vincent Le Texier en Médecin, la haute-contre Guilhem Terrail en Narrateur et Policier (il était Clément VIII dans Giordano Bruno), le ténor clair d’Enguerrand de Hys en Voisin [lire nos chroniques de L’île du rêve, Fantasio, Phèdre, Roméo et Juliette], le timbre chaleureux, l’intelligibilité hors pair et le chant nuancé d’Yael Raanan-Vandor en Voisine [lire notre chronique de Salome], la fraîcheur du soprano Norma Nahoun, idéale en Jeune Fille [lire nos chroniques de Chérubin, Orfeo ed Euridice, Peer Gynt, Philémon et Baucis], et le baryton attachant de Boris Grappe dans le rôle de l’Homme dont la partition tend les premiers pas dans l’aigu, « fragile comme un enfant » [lire nos chroniques de Così fan tutte, Lakmé, Le médecin malgré lui]. Chloé Briot compose une Femme densément concentrée que révèle l’exubérance vocale conclusive [lire nos chroniques des Enfants terribles et de Pelléas et Mélisande]. À la tête de l’Orchestre Philharmonique de Radio France qui, avec adresse, répond présent à la mission de création de nos formations radio-symphoniques, Emilio Pomàrico signe une mise au monde fort soignée qui insuffle sa grande énergie à la scène. L’inondation connaîtra trois autres représentations à la salle Favart – la dernière (3 octobre) sera diffusée en direct sur le site Arte Concert –, avant de partir en tournée vers Angers, Nantes, Rennes, Luxembourg, Limoges et Caen, dans les théâtres qui le coproduisent. Une aventure lyrique palpitante !
BB