Chroniques

par bertrand bolognesi

L’isola disabitata | L’île deserte
opéra de Niccolò Jommelli

Teatrino di Corte di Palazzo Reale, Naples
- 15 mai 2015
une rareté de Niccolò Jommelli (1714-1774) au Teatrino di Corte de Naples
© teatro di san carlo

Si quelqu’un parle de L’isola disabitata, d'emblée l'on pensera Joseph Haydn. Pourtant, comme il était alors d’usage, le livret de Métastase connut d’autres mises en musique. De fait, il fut initialement conçu en 1752 pour Giuseppe Bonno (1711-1788), compositeur autrichien d’ascendance lombarde qui, bien que né dans la capitale de l’empire, vint étudier à Naples auprès de Leo et Durante. Cette courte azione teatrale de quelques scènes connut donc le succès à Vienne lors de sa création, le 31 mai 1753, avant d’être « recomposée » par l’Émilien Giuseppe Sarti (1729-1802), les pugliese Tommaso Traetta (1727-1779) et Giovanni Paisiello (1740-1816), plus tardivement encore par Gaspare Spontini (1774-1861). Avant qu’en 1779 Haydn la réinvente à sa manière pour le petit théâtre de cour de l’Esterházy Kastély, s’attelait à cette œuvre un illustre Napolitain : Niccolò Jommelli (1714-1774), originaire d’Aversa (non loin de Caserte où, quatre décennies après sa naissance, les Bourbons firent construire une somptueuse résidence princière souvent comparée à Versailles). Outre qu’il fréquente beaucoup le génie de Métastase – Demetrio, Temistocle, Demofoonte [lire notre chronique du 16 juin 2009], Ezio, L’Olimpiade, Didone, Il trionfo di Clelia, etc. –, Jommelli devient musicien officiel du duc Karl Eugen de Wurtemberg et fait créer à cette cour sa propre version de L’isola disabitata, le 4 novembre 1761 à l’opéra du Residenzschloß Ludwigsburg.

Plutôt que de représenter l’acte sur une grande scène, il est bien plus cohérent de le jouer au Palazzo Reale, juste à côté, sur les planches du charmant Teatrino di Corte dessiné par Ferdinando Fuga en 1768, l’architecte toscan qui avait rénové un an plus tôt le San Carlo, à l’occasion des noces du roi Ferdinando IV de Bourbon-Naples et l’archiduchesse Maria Karolina d’Autriche. Tandis qu’en ce printemps la fastueuse cité campanienne arbore casques, trous et bâches de chantier (les échafaudages recouvrent de nombreuses églises, ainsi que le Théâtre di San Carlo et le Palais royal eux-mêmes), le Teatrino a rouvert au public après sa remise en état de 2010.

La contribution de Niccolò Jommelli à l’évolution du style galant s’avère clairement déterminante. Outre que sa manière tend à dissoudre l’habituelle frontière entre les récitatifs et les airs dans un accompagnato qu’on pourra dire « fondu », la passion avec laquelle il développe les parties instrumentales put dérouter ses contemporains, spectateurs et librettistes, ces derniers révélant parfois une certaine exaspération face aux libertés prises avec l’action dramatique à la faveur d’une inspiration orchestrale – quelques lettres lui furent adressées qui témoignent poliment mais fermement que les poètes tenaient à une facture traditionnelle estimée plus respectueuse de leur texte. Il ne faut pourtant pas s’y tromper : c’est, selon un fécond paradoxe, toujours le théâtre qui stimule l’écriture de Jommelli, jusque dans l’élan symphoniste.

Voilà qui n’échappe pas à Rinaldo Alessandrini dont la direction musicale investit diligemment la dramaturgie. À la tête des musiciens de l’Orchestra del Teatro di San Carlo, pour lequel il a transcrit la partition originale, cette formation ne s’exprimant pas sur instruments anciens, le chef italien porte l’argument bien au delà des mots et des inflexions mélodiques censées les transmettre, invitant l’oreille à chercher dans une fosse élégamment expressive le nerf du sujet : c’est dignement souligner la modernité de Jommelli, moteur d’un style intermédiaire extrêmement prometteur. Cette musique n’est pas illustrative ou figuraliste, non : elle concentre, selon l’héritage de la Renaissance, les affects jusqu’à déduire sa forme, classique elle, d’un dense sapa, omniprésent.

À la suite de La serva padrona, du Barbiere di Siviglia et de Turandot, l’institution napolitaine confie cette nouvelle production à Mariano Bauduin qui volontiers fréquente le répertoire italien de la seconde moitié du XVIIIe siècle – Il Socrate immaginario et L'osteria di Marechiaro de Paisiello, L'impresario in angustie de Cimarosa, etc. ; encore aborda-t-il la musique de Jommelli avec sa Cantata per la gran Madre di Dio. Avec la complicité de Dario Gessati pour le décor et de Guido Levi aux lumières, le metteur en scène situe l’action dans un entre-deux ruiné, rococo déjà « romantique » comme en eut rêvé Goethe voyageur, peut-être. Sous la diaphane protection du fameux Palazzo Donna Anna Carafa, conçu par Cosimo Fanzago mais demeuré inachevé, toile qui dans sa trame confond les contours d’un vaisseau fantôme, il projette l’île déserte en nécropole baroque, signalée par les statues de tombeaux et quelques cyprès, et introduit l’intrigue par la présence en avant-scène d’une comédienne (Antonella Morea) incarnant la Tuffolina, alias Matilde Serao (1856-1827), écrivaine et journaliste napolitaine (dont l’œil français connaît au moins le portrait en chapeau réalisé par Félix Vallotton en 1891) ; elle dialogue ici avec Gabriele d’Annunzio assimilé au personnage de Gernando dans l’opéra. Encore souligne-t-il le jeu de double des couples par la compagnie, un rien appuyée, d’une Eurydice et d’un Orphée de pierre qui s’anime, enfants-danseurs que la brochure dénomme « esprits ».

Dans les costumes à l’antique de Marianna Carbone, quatre chanteurs transportent le public dans les doutes amoureux, les soupirs et renoncements, les soupçons et les retrouvailles. De quel songe s’agit-il donc ? La mise en scène n’en révèle pas plus, laissant à l’œuvre ses secrets… il est rare de pouvoir goûter les délices d’un tel quatuor vocal ! Contrairement à sa prestation tyrolienne d’il y a deux ans [lire notre chronique du 23 août 2013], Silvia Frigato convainc pleinement par une agilité sans faille (Silvia). Jeune belcantiste à l’art affuté, Alessandro Scotto di Luzio affirme un ténor d’une saine clarté, mettant au service de son rôle (Enrico) un chant délicatement nuancé. On retrouve avec plaisir le soprano ciselé de Raffaella Milanesi [lire notre chronique du 11 mars 2005 et notre critique CD], Costanza attachante déployant désormais un timbre avantageusement projeté. Enfin – et surtout ! –, on admire l’excellent Davide Luciano (Gernando), baryton tant robuste que subtile, infiniment musicien.

BB