Chroniques

par bertrand bolognesi

l’Italie dans la main de Pierre Boulez
l’EIC joue Donatoni, Fedele et Petrassi

Cité de la musique, Paris
- 23 avril 2004
le compositeur italien Goffredo Petrassi
© dr

Ce concert ouvre un cycle fêtant le compositeur Ivan Fedele, figure incontournable de la musique italienne d’aujourd’hui. Il est né en 1953, à Lecce, et étudia la philosophie à l’Université de Milan, le piano dans les classes d’Ilonka Deckers et de Bruno Canino au Conservatoire Giuseppe Verdi, le contrepoint et l’harmonie auprès de Renato Dionisi, enfin la composition avec Azio Corghi. Il se rendit ensuite à l’Académie Sainte Cécile (Rome) pour approfondir son art auprès de Franco Donatoni. Il orientera quelques aspects de ses recherches dans le sillage de celles de Gérard Grisey et abordera l’univers de la musique électronique et de l’assistance informatique à l’Ircam.

Dès 1981, deux œuvres lui valent la reconnaissance de ses pairs : Chiari pour orchestre de chambre, et son premier quatuor à cordes, Per accordar. Depuis, il est régulièrement présent dans les principaux festivals de musique d’aujourd’hui et honore des commandes de l’Orchestre de Paris, de l’Ircam, de l’Ensemble Intercontemporain, de l’Orchestre National de Lyon comme de Radio France. Pendant quatre jours, il est donné au public parisien d’approcher mieux l’œuvre de Fedele, puisque seront joués L’Orizonte di Elettra (que nous entendions il y a sept ans ici même), Scena, Accords et, aujourd’hui, Ali di Cantor, une pièce pour quatre groupes instrumentaux dédiée à Pierre Boulez et commandée par l’EIC.

Ali di Cantor (en français Ailes de Cantor) est une double référence : au mathématicien Georg Cantor à qui l’on doit l’éclaircissement des grands principes découlant de la théorie des ensembles, mais aussi au poste occupé par Bach à la Thomaskirche de Leipzig. Il présente des échanges et des alliages d’une grande élégance dans un ensemble divisé en quatre groupes. On y distingue plusieurs sections s’interpénétrant de manière à ce qu’il n’y ait jamais de rupture, mais simplement des suspensions à peine ébauchées, des précipitations, des condensations ou, au contraire, un égayement du discours. Des jeux très fins – de non-simultanéité, par exemple, entre deux groupes identiques se faisant face – tendent l’œuvre et excitent l’oreille, se souciant particulièrement de la perception et de la clarté de ce qui demeure complexe. De cette pièce on apprécie le raffinement tout personnel et un sens de l’architecture qui n’est pas sans rappeler les dernières œuvres de Berio. S’y retrouvent des effets de répétition de traits, de cellules, de figures, sur le point de créer un grand rythme rituel qui ne se développe cependant jamais. Ses trente-cinq minutes d’une grande finesse laissent le souvenir d’une musique relativement formelle qui saurait évoquer les classiques, agrémentée d’une ornementation qui, pour adopter les procédés contemporains, trouvera des justifications peut-être « baroques », jouant sur l’espace instrumental, de même que les fruits de l’art de la Renaissance. Exquise synthèse... Pierre Boulez donne l’œuvre en création mondiale, à la tête de l’ensemble commanditaire.

Auparavant, il dirige Estri qu’écrivit Goffredo Petrassi [photo] en 1967.
Si l’on joue assez peu l’œuvre de ce compositeur, il fut important dans son pays natal, ayant su traversé les différents courants du siècle en aiguisant toujours un peu plus sa personnalité artistique, et mener parallèlement une carrière de pédagogue (à Venise, Rome, Budapest, etc.), de chef d’orchestre et d’administrateur (surintendant de la Fenice, etc.). Il est né tout près de Rome il y a cent ans et s’est éteint l’an dernier. Encore marquées par l’influence de Casella, ses premières œuvres se tournaient vers Stravinsky pour le brio, Bartók pour l’inspiration et l’énergie, et Hindemith pour la forme. La fascination que connurent Bruno Maderna, Luigi Dallapiccola et Luigi Nono pour la musique vocale ancienne fut aussi la sienne dès la fin des années trente. C’est par ce biais qu’il est amené à remettre en cause son écriture et à explorer une nouvelle manière.

Après guerre, Petrassi se tourne vers les formes concertantes, une évolution somme toute logique et d’ailleurs étonnement conforme à l’histoire du genre. Dans les années cinquante, il éprouve le besoin de confronter son art à des techniques encore éloignées de sa pratique, comme celles de Schönberg ou de Varèse. Proche des chœurs de Dallapiccola, Noche oscura pour chœur et orchestre (1951) intègre assez évidemment l’expérience schönbergienne. Une couleur volontiers sombre et mystérieuse nimbe ses travaux durant une bonne quinzaine d’années, une couleur qui lui vaudra des commandes pour le cinéma – de ce propos, la musique qu’il conçut pour Riso amaro de Giuseppe De Santis (Riz amer, 1949) est sans doute la plus illustrative.

Estri oppose des contrastes de timbres et de dynamique dans une forme relativement statique assez austère. Boulez en mène une lecture fermement articulée qui invite à un voyage inattendu dans le temps. Il a dirigé plusieurs fois la musique de Petrassi, notamment son Concerto pour flûte au début des années soixante. Centre de la première partie de ce concert, Estri s’intercale entre deux œuvres de Franco Donatoni. Pour commencer,Tema, écrit en 1982 pour douze instruments. Boulez le joua plutôt sec pour l’enregistrement de 1986 (Erato), moins violent il y quelques années, et, ce soir, dans une souplesse toute nouvelle qui ne nuit en rien à l’intelligibilité de sa lecture. Enfin, Le Ruisseau sous l’escalier (1980) est brillamment donné par le violoncelliste Éric-Maria Couturier,l’EIC et son fondateur.

C’est assez rare : ce soir, l’Italie était dans la main de Pierre Boulez ! De même qu’elle le sera lors du concert d’hommage à Luciano Berio qu’il dirigera en ouverture d’Agora, le festival de l’Ircam (2 juin, Centre Pompidou).

BB