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Chroniques
L’uomo femina | L’homme femme
dramma giocoso de Baldassare Galuppi
Interprètes appréciés de l’école vénitienne, Vincent Dumestre et son Poème Harmonique se font pêcheurs de perles en relevant le défi rêvé de tout musicien baroque de remonter en surface, d’un fond de bibliothèque jusqu’en tournée internationale, tel trésor lyrique englouti. Ainsi de L’uomo femina. La recréation de cet opéra de Baldassare Galuppi (1706-1785) est un événement aussi rare qu’inédit, présenté par deux coproducteurs. Juste après l’Opéra de Dijon, la première au Théâtre de Caen a ainsi révélé, dans la mise en scène soignée d’Agnès Jaoui, l’étrange dramma giacoso complexe, même dans ses dimensions modestes (en trois actes), mais en fin de compte très intéressant.
Ouverture tout de suite sèche, telle la main sur la poignée, mais afin d’entrer dans le Settecento classique et mélodieux : c’est en 1762 que naquit au Teatro San Moisè cette parodie aux faux airs de pamphlet, signée par le librettiste (supposé) Pietro Chiari et le prolifique compositeur Baldassare Galuppi, également grand voyageur et formateur. Dès le lever du rideau, le sujet du jour est vite représenté en haut et en large par un tableau de François Le Moyne, Hercule et Omphale (1724). Nous est promis un combat d’amour spirituel, tantôt sarcastique, entre les deux genres, et ce sur une île méditerranéenne imaginaire de l’Antiquité où les femmes règnent sur les hommes – d’après l’incipit affiché dans l’ambiance assombrie d’un générique de film vieillot, avec quatre danseurs préfigurant, derrière le rideau de tulle, le pas sage et doux de cette fantaisie.
Au commencement, au beau milieu de nulle part donc, débarquent comme deux ballots, Roberto et son valet Giannino. Deux amazones, Ramira et Cassandra, les recueillent. Peu de musique jusque-là, des dialogues ampoulés, ainsi qu’une certaine neutralité chez des personnages comiques attendus, avant que l’énergie lyrique transperce le cadre d’un postulat un peu caricatural. En effet, pour l’entrée au palais en forme de harem, un prélude plus relevé que la trame de la scène d’exposition vient introduire le vigoureux Gelsomino, bellâtre plein d’allant grâce au baryton Anas Séguin, alerte et parfaitement à la hauteur des nombreux défis du rôle, si bien que son timbre paraît à son meilleur. Beaucoup d’allure, aussi, chez la Princesse Cretidea à qui Eva Zaïcik prête un mezzo de demi-déesse. Mieux encore, le beau rendu des récitatifs accompagnés, spécialité reconnue de Galuppi, apporte davantage de saveur pour servir les délicieuses railleries de Cretidea à l’encontre de la gent masculine.
La transition orchestrale gracieuse et les gestes comiques invitent même le spectateur à déposer les armes et se rendre au mezzo dans son air souverain, cette guerrière d’amour au chant stable, paisiblement aimable et qui méprise « le sexe faible pour sa bêtise et son indolence » sous les rayons d’une fosse radieuse et la pression affectueuse de la basse continue. Mezzo toutes deux s’y ajoutent la dame d’honneur Cassandra de la fraîche Victoire Bunel, et la ministre Ramira de l’autoritaire et macho Lucile Richardot dont un étincelant prélude invite un air d’une bonne gourmandise, sans négliger une diction sentencieuse. En fait, toutes ces femmes se montrent jalouses pour quelque nouvel homme, mais aussi à l’avantage dans des costumes moins virils ou osés que créatifs et soucieux de colorer finement les tenues de combat – création de Pierre-Jean Larroque, réalisées aux Ateliers de l’Opéra de Dijon. Au contraire, les mises des deux étrangers sont rendues banales. Dans sa solitude inquiète mais dans un semblable besoin d’amour, Roberto doit se contenter d’un air à mandoline beaucoup moins puissant, voire inoffensif. Le baryton Victor Sicard trouve davantage à briller dans l’échange consécutif avec ce curieux éphèbe de Gelsomino, les deux conceptions de la masculinité se distinguant de plus en plus nerveusement jusqu’à tourner à l’affrontement drôle, par l’expressivité de la fosse et l’emballement croissant de tous les protagonistes réunis en un finale intense.
Un clin d’œil aux trois Grâces tenant le monde, et le champ de bataille s’éclaircit légèrement à l’Acte II, avec pour brefs épisodes une déclaration d’amour à Cassandra et une cavatine emportée de la part de Roberto, puis un autre air de furie, de Cretidea cette fois. Un peu plus original, le personnage de Ramira remonte bien des bretelles, libère les prisonniers et se positionne comme arrangeuse. Un aparté unique, orné de clavecin, pour Giannino ridicule en apparence, puis par un prélude agile et dansant, voilà que le rideau de tulle se lève pour l’aube couleur de pêche du décor séduisant, d’Alban Ho Van où le chant noble de François Rougier livre le vers, si bien qu’après ce bel air matinal, aucune indifférence ne retient plus d’apprécier les charmes des sensibles Ramira et Cassandra, d’une étoffe plus belle et touchante dans les tourments intérieurs que connaît aussi Cretidea, au bord du suicide à son tour. Ainsi sur le mode de la tragédie, Galuppi tient à porter l’argument, jusqu’à un final chahuté par de lourdes menaces.
En conclusion, la question de la fidélité est creusée à l’Acte III par les deux couples pressentis, et le narcissisme de Gelsomino accentué jusqu’à l’expression bouleversée de la peur de la mort. L’esprit de comédie revient facilement en poussant le lyrisme dans ses réserves. Lieto fine d’entente, mais sans que les deux amants se serrent dans les bras... L’orchestre grave et agité, les chanteurs tous en chœur et en canon, tout paraît conduire à défendre l’amour et abattre l’oppression. Pourtant il semble dans cette ambiance de fête incomplète et vite lancée que le grand bonheur appelle plutôt un point d’interrogation.
FC