Chroniques

par bertrand bolognesi

la Česká Filharmonie joue Mahler
Eliahu Inbal et Thomas Hampson

Salle Pleyel, Paris
- 29 janvier 2011
© jirka jansch

Ce qui frappe immédiatement à l’écoute de l’Orchestre Philharmonique Tchèque (Česká Filharmonie), c’est la couleur précieuse de ses vents, le moelleux des cordes, le poli indescriptible des cuivres. À l’heure où le son des grandes formations s’est tant « internationalisé » qu’il apparaît comme égal où qu’on se trouve sur le globe, la phalange pragoise affirme le sien propre, à nul autre pareil. Quoi de plus judicieux qu’un programme entièrement consacré à la musique de Gustav Mahler pour imposer plus sûrement cette belle personnalité qu’à écouter certaines galettes anciennes l’on pourra, par comparaison, dire d’un autre âge – salutairement d’un autre âge !

La soirée est ouverte par les Kindertotenlieder dont Mahler dirigea la création en 1905 à Vienne, trois ans avant de conduire celle de sa Septième à la tête de cet orchestre. Eliahu Inbal profite des exquises demi-teintes à introduire Nun will die Sonn’ so hell aufgehn, installant une lecture à la fois souple et rigoureuse, sans rubato excessif ni sécheresse abusive. Une dizaine de jours après avoir chanté le cycle dans sa version avec piano [lire notre chronique du 16 janvier], Thomas Hampson, dont on ne compte plus les apparitions mahlériennes, s’attelle ce coir au grand format initial, d’une voix facile et naturellement expressive. Nun seh’ich wohl, warum so dunkle Flammen compte avec des inflexions falsétistes d’une délicatesse inouïe mais jamais maniérée. Le hiératisme étonnant du baryton américain fait oublier sa tendance d’autrefois à faire un sort à tout ; au contraire, son approche infiniment nuancée opère dans une grande réserve à laquelle répond non pas une épaisseur orchestrale, mais bien plutôt un corps musical, véhiculant un espace particulier, impalpable et bien présent. À Wenn dein Mütterlein à peine brossé en toute dignité succède un rare velours de cordes pour Oft denk’ich, sie sind nur ausgegangen, puis l’accentuation sagement choisie d’In diesem Wetter dont enfle la menace d’une tempête qui n’éclate pas si facilement. Là surgissent des contrastes jusqu’alors évités, mais sans heurt débordant, comme villifères, toujours. La fin, pour n’accuser aucun chaos, ne languit pas dans le recueillement rendu presque obligatoire, et entonne ses dernières mesures dans une pudeur secrète.

Le 18 mai 1911, Mahler s’éteint, laissant inachevée sa Symphonie en fa # majeur n°10. Elle est bien plus qu’esquissée, comme le découvriront peu à peu les divers chercheurs à se pencher sur le sujet, malgré les réticences de la veuve. Si l’Adagio est entièrement de la main de Mahler, l’orchestration du troisième mouvement, Purgatorio, est menée à terme dans les années vingt par Ernst Křenek (gendre d’Alma Mahler). Si d’autres achèvements sont parfois joués, comme ceux des Américains Joseph Hugh Wheeler (1965) et Clinton Carpenter (1949, révisé en 1966), et plus récemment de l’Italien Remo Mazzetti (1989) et du Russe Rudolf Barshaï (2000), la version considérée comme la plus proche de l’intention du compositeur reste celle du musicologue britannique Deryck Cooke qui, en 1964, permit de faire entendre l’intégralité des cinq mouvements ; cette partition sera encore révisée en 1972 puis en 1976 avant d’être définitive.

Comme en 1992 pour la gravure qu’il en effectuait à la tête de l’Orchestre symphonique de la Radio de Francfort, Eliahu Inbal s’en tient à la version Cooke II. L’âpre nudité introductive de l’Adagio choisie ce soir profite de contrebasses et violoncelles infailliblement respirés. L’éclat survient alors comme trop large, s’essoufflant dans une cage thoracique étroite, un glanz irraisonnable qui force l’écoute. La tension suivante s’effectue dans une acidité au tissage minutieux. Le Scherzo bénéficie d’une tendresse inénarrable, avançant dans une certaine gélose toute viennoise qui cependant ne s’empâte pas, redoublant de tonicité au fil des attaques, jusqu’au plus scintillant relief à en mener progressivement la jubilation dans la lumière. Sinueux et hoquetant, le Purgatorio boite savamment dans des alliages timbriques subtilement réalisés. Une élégance ferme domine le second Scherzo, accordant au passage une amène suavité aux traits chambristes. Après les incartades presque impressionnistes de ce quatrième mouvement, le Finale se ciselle dans une aridité disloquante pour grandir dans une rage hystérique. La précision de l’interprétation de ce soir est imparable, s’éteignant dans un ultime souffle épique.

BB