Chroniques

par bertrand bolognesi

La bohème
opéra de Giacomo Puccini

Opéra Nice Côte d’Azur
- 31 mai 2023
À l'Opéra de Nice, "La bohème" (Puccini) très émouvante de Kristian Frédric...
© dominique jaussein

En amont de sa future saison qui fêtera le centenaire de la disparition de Giacomo Puccini (Madama Butterfly, Gloria et récital Ermonela Jaho), l’Opéra de Nice clôt sa vendange 2022/23 avec une nouvelle Bohème. Si l’ouvrage est sur la liste de ceux qui rassurent par leur capacité à remplir une salle, c’est souvent un défi que de réussir à proposer une lecture intéressante, qui dépasse l’exercice, certes payant, de l’énième redite. Avoir beaucoup apprécié de se confronter cet été à un abord d’autrefois [lire notre chronique de la fameuse production d’Otto Schenk, vue lors du Münchner Opernfestspiel 2022] n’entrave aucunement l’accueil que l’on fait à la version de Kristian Frédric. Plutôt que de tenter la reconstitution du Paris de Murger, reconstitution confinant plus à l’éclairage touristique qu’à la veine naturaliste,la plupart du temps, l’homme de théâtre invite pièce et public à faire un bond dans le temps. À l’aide d’une discrète proposition sonore additionnelle, secondée par Les flocons de neige des derniers souffles en image, il signale l’hiver 1991 dès le premier acte, avant que débute la musique.

Que se passe-t-il donc en Europe au début des Nineties ? Si la tuberculose sévit au cœur du XIXe siècle, c’est alors le virus de l’immunodéficience humaine (VIH) qui décime les rangs, comme l’évoque si bien Angels in America d’Eötvös [lire notre chronique du 6 février 2021]. La transposition est judicieuse et pose d’emblée une gravité certaine par la proximité induite, nombre de spectateurs, s’ils ont plus de vingt-cinq ans, ayant été confronté à ce fléau lorsqu’aucune thérapie n’en jugulait encore l’évolution. Sans insister outre mesure sur les risques pris innocemment par le microcosme artistique installé dans une sorte de hangar, peut-être squatté, le metteur en scène en invente judicieusement la vie, bientôt mise en danger. Ainsi le beau modèle du peintre, posant en pharaon, son amie en robe rouge, vivant presque là, et un troisième larron barbu, barman chez Momus, qui batifole avec Schaunard, enveloppent-ils de leur présence une effervescence quasi familiale de chaque instant.

En amont de l’Acte II sont projetées des images de Freddie Mercury et diffusés des extraits d’interviews – « Il faut s’amuser ! ». Une partie du public commence de grogner. Aussi se souvient-on des éclats de spectateurs mécontents dès qu’un ajout est venu donner à ressentir comme à penser entre les doubles-barres, certains brâmant des absurdités savoureuses – comme ce Communiste ! hurlé à la Bastille pendant la projection d’un extrait de Germania anno zero (Roberto Rossellini, 1948) lors de la première du Parsifal de Warlikowski [lire notre chronique du 4 mars 2008] –, mais encore de copieuses grossièretés proférées face à certains sujets sans doute estimés trop prosaïques pour le Saint-Lieu. Lors de la création du Balcon d’Eötvös au Festival d’Aix-en-Provence, il y a près de vingt ans, le chic du chic avait alors consisté à se montrer plus gras que le texte de Genet dont on dénonçait pourtant la prétendue grossièreté – curieuse homéopathie. Lorsque le visage de Mercury s’effondre en sorte d’émouvante et éternelle liquéfaction, sur le montage de plusieurs voix de radio annonçant son décès (24 novembre 1991, du Sida, précisément), les plus endimanchés se lâchent. Non loin de moi, un charmant monsieur vocifère, en surplomb de sa fort jolie cravate, « aux chiottes, la merde ! » (je cite). Qu’en dire, partant qu’il semble que, par cette fringante saillie, ledit élégant ne demande point l’emplacement des équipements où satisfaire un sien besoin pressant ? L’opéra attire plusieurs publics, parmi lesquels deux font le plus grand nombre : d’une part celui qui vient y entendre la même histoire racontée d’une façon toujours différente grâce à l’essentielle subjectivité de toute pratique artistique et, d’autre part, celui qui s’y assoit pour goûter cette même histoire d’une manière immuable, parce que le moindre changement, le déplacement d’une virgule, empêcheraient la berceuse d’agir – ce dernier vient assurément se réfugier sous le grand lustre pour trouver le sommeil, le quidam à cravate exprimant donc une angoisse bien légitime à laquelle adresser notre compassion sincère.

Les insertions vivront un accueil plus calme par la suite. À la lecture des vers de Dante (III), nul murmure. Et quand le IV est introduit par les témoignages de patients sur le moment où leur fut révélée leur séropositivité, les formes diverses que prit cette révélation par le corps médical, une gravité palpable saisit tout le monde – je me retourne : les paupières du brave gueulard ne sont pas closes, le nœud de sa cravate ne s’est pas desserré, cette dernière toujours dans l’axe du chef dont cette fois l’orifice phonateur n’émet rien. De fait, lorsque le scénographe Philippe Miesch, Yannick Anché qui signe les lumières et Kristian Frédric [lire notre chronique de Fando et Lis] viennent saluer en scène, nul bronca, mais des applaudissements nourris. Cette nouvelle Bohème convainc également par une direction d’acteurs minutieuse, truffée de trouvailles de jeu, toutefois jamais invasives, d’une parfaite cohérence. Outre le traitement rigoureux des principaux personnages du drame, comme il se doit, la mise en scène n’en abandonne aucun autre. On retrouve ce coquin de Benoît bien après la scène où il chante, et Parpignole, reparu en fin d’Acte II en figure magique, hante de plus en plus les deux suivants : dans son atour entre Blake (Jim Jarmusch, Dead Man, 1995) et Baron Samedi, il inquiète au III – la barrière d’Enfer est ici l’arrière d’une boîte de nuit – puis, installé dans un trône de théâtre où il arbore couronne telle qu’échappée d’une toile de Basquiat, envoie une fillette masquée déposer la mort sur le lit de Mimi par l’entremise d’une poupée de chiffon, selon une mythologie personnelle dont les secrets sont précieusement gardés. Passé les taquineries du réveillon et les discordes des couples parallèles, la joyeuse équipée se retrouve à l’atelier où un lit médicalisé soutient Marcello, gravement atteint lui aussi. C’est dans ce climat de sursis que Mimi revient, en chemise d’hôpital, avec perfusion et potence, et c’est sur cette embarcation d’un autre et de personne, au fond, qu’elle s’en va. Musetta tombe la perruque, le temps n’est plus aux simulacres.

L’engagement dramatique sans faille des chanteurs, que sans ampoule l’on peut dire acteurs, favorise cette réalisation forte. À l’exception d’un Colline assez inégal, saluons les prestations du baryton Richard Rittelmann en Benoît [lire nos chroniques de Life, Cyrano de Bergerac, Les Troyens et Andrea Chénier], le Schaunard cordialement sonore de Jaime Eduardo Pialli, le grand art de la nuance de Șerban Vasile, mis au service d’un Marcello tout humanité [lire nos chroniques de la Huitième et de La dame de pique], enfin Oreste Cosimo, ténor au grand souffle et attachant Rodolfo qui, pour avoir paru un peu à court à la fin du premier acte, impose magistralement son chant par la suite, jusqu’au triomphe. On retrouve avec bonheur le brio de Melody Louledjian, idéale en Musetta facétieuse jusqu’à la provocation [lire nos chroniques de L’instant de l’eau, Le nozze di Figaro, Cavalleria rusticana, Carmen, La demoiselle élue, Trois contes, Israel in Egypt et de son CD Fleurs], et Cristina Pasaroiu, ici applaudie jadis en Adriana [lire notre chronique du 22 mars 2014] : le jeune soprano roumain campe d’un timbre généreux une efficace Mimi.

Au pupitre Chœur de l’Opéra Nice Côte d’Azur dont les artistes, affichant bonnes formes vocale et musicale, sont préparés par Giulio Magnanini – il revient à Philippe Négrel de diriger le Chœur d’enfants maison – et de l’Orchestre Philharmonique de Nice, l’excellent Daniele Callegari profite des voix comme de l’élasticité sensuelle de la mélodie puccinienne. Il respire avec chaque rôle et mène ses musiciens vers une interprétation raffinée [lire nos chroniques d’I quattro rusteghi, de Carmen, Tosca, Ernani, Otello, Ariane et Barbe-Bleue, Il trovatore, Un ballo in maschera, Jérusalem, I Lombardi alla prima crociata et Macbet], à venir voir et entendre jusqu’au mardi 6 juin.

BB