Recherche
Chroniques
La bohème
opéra de Giacomo Puccini
Contrairement à une idée reçue, La bohème ne nécessite pas que l’on en soit à la période des fêtes de fin d’année pour occuper les scènes. De fait, si Amsterdam, Berlin, Madrid, Nancy ou encore l’Opéra de Paris donnèrent l’ouvrage entre deux réveillons [lire nos chroniques des productions de Benedict Andrews, Götz Friedrich, Richard Jones, Jean-Claude Berutti et Claus Guth], l’Opéra de Nice [lire notre chronique du 31 mai 2023] et le Théâtre des Champs-Élysées n’hésitent pas à accueillir à quelques semaines de l’été les accents échappés des amours de Mimi et Rodolfo et de Musetta et Marcello. Pour ce faire, la belle maison de l’avenue Montaigne confie mise en scène et scénographie à l’ingénieux Éric Ruf dont nous applaudissions ici-même Pelléas et Mélisande, il n’y a pas si longtemps, et dont le Roméo et Juliette (Gounod) nous enchantait avant-hier [lire nos chroniques du 9 mai 2017 et du 13 juin 2023].
Parce que les protagonistes du roman de Murger à inspirer le livret n’ont d’autre ressource que l’imagination, l’administrateur général de la Comédie Française installe la représentation dans… la représentation, pourra-t-on dire. Quoique d’une facture classique en ce qu’elle n’a pas l’intention de révolutionner l’abord de l’œuvre, cette nouvelle Bohème, qui bénéficie de l’heureuse complicité de Bertrand Couderc (lumière), Christian Lacroix (costumes) et Glysleïn Lefever (chorégraphie), déroge à la littéralité simple qui fit autrefois le succès d’Otto Schenk [lire notre chronique du 25 juillet 2022]. Anticipant l’emploi alimentaire que Marcello assumera au troisième acte, elle le montre peignant un rideau de théâtre, ajoutant du rouge à la mer derrière laquelle bruit le monde des plaisirs coûteux. Mais ici, tout est transformable en un instant, de la boite du souffleur en fourneau, des échafaudages en cages d’escalier et ainsi de suite : limitée à l’avant-scène, la mansarde invite au rêve, qui occupera tout le plateau aux deuxième et troisième chapitres, quand le dernier est le cruel retour du réel, celui de la misère, du froid, de la maladie, enfin de la mort. Aussi le réveillon du II est-il visité par des étrangetés oniriques, comme un festin de veilleuses à huile ou l’apparition d’un certain clown triste dénommé Parpignol. L’ultime tentative de jeu est celle de Colline, bras à rebrousse-manches dans le manteau jusqu’à former dérisoire marionnette, annonciatrice du désastre. Pourtant, le pire arrivé, le théâtre, bien que n’effaçant jamais ce sinistre du réel, triomphe par la poésie.
Doté d’une affiche plus qu’engageante, le spectacle n’en réalise toutefois pas les promesses, entravées par une direction musicale souvent grossière. Extrêmement heurtée, dans une surenchère de contrastes qui la place quelque part entre Tex Avery et Alfred Hitchcock, la lecture de la partition de Puccini par Lorenzo Passerini, inconsidérément rapide, génère nombre d’imprécisions en fosse et de fatigue sur scène. Par-delà l’indéniable métier de ses musiciens, l’Orchestre national de France accuse d’improbables maladresses sous cette impatiente baguette qui sans compter malmène son monde – ce n’est certes pas ce soir qu’on redécouvrira l’œuvre… Après deux actes au pas de course dont les uniques respirations furent des points d’orgue démesurés et autres rubati ampoulés, selon une déplorable tradition dont on s’était sans doute réjouit trop tôt qu’elle fût oubliée – elle fait sortir du chant et de la mise en scène – le chef lombard calme un peu son humeur aux suivants, atteignant pour seule musicalité un catalogue d’effets plus ou moins malvenus, qui ne déroge pas à un vaillance sonore qui tient du handicap lorsqu’elle oblige les voix à forcer toujours.
On se prend souvent à imaginer ce que si belle réunion vocale pourrait livrer – imaginer, involontaire mise en abîme de la mise en scène par le résultat musical, donc. On retrouve Rodolphe Briand en très confortable Parpignol [lire nos chroniques de Falstaff à Bordeaux et à Aix-en-Provence, de Tom Jones, Le portrait de Manon, Manon et Carmen] et le talent de Marc Labonnette en Benoît diablement cabotin puis en Alcindoro [lire nos chroniques de Don Giovanni, Pastorale, Pénélope, Castor et Pollux, Don Quichotte chez la Duchesse, Trompe-la-mort, Le soulier de satin, Le nozze di Figaro et Platée]. L’agilité et la générosité qui font les principales qualités d’Amina Edris campent une efficace Musetta [lire nos chroniques des Indes galantes, de La traviata et Norma], quand Selene Zanetti convainc par une Mimi toujours bien conduite [lire nos chroniques de Parsifal, Les vêpres siciliennes et La fiancée vendue].
Des quatre garçons, aucun ne déméritent. On applaudit le jeune Francesco Salvadori pour son fort musical Schaunard, leste et nuancé [lire notre chronique d’Iphigénie en Tauride] et le Colline tant attachant que bien chantant de Guilhem Worms, idéal dans un émouvant Vecchia zimarra [lire nos chroniques d’Iliade l’amour, Ariadne auf Naxos, Don Giovanni, Alcina et Die Zauberflöte]. Régulièrement salué dans nos colonnes, le baryton Alexandre Duhamel prête à Marcello un format cordial. Enfin, la voix indiciblement glorieuse de Pene Pati domine la plateau en Rodolfo : d’une simplicité confondante, l’émission semble bénie, nul effort ne pourvoie la projection, la souplesse est une caresse à elle seule [lire notre chronique de Moïse et Pharaon]. Voilà qui fait aisément oublier les imprécisions chorales (maîtrise des Hauts-de-Seine et Chœur Unikanti), à défaut de masquer la fosse. Le réalisateur François Roussillon effectue une captation que coproduisent le Théâtre des Champs-Élysées et FRAprod (avec la participation de France télévisions et de Radio France, et avec le soutien du CNC), qui sera ultérieurement disponible sur la chaîne YouTube TCE Live.
BB