Recherche
Chroniques
La Cenerentola ossia La bontà in trionfo
Cendrillon ou La bonté triomphante
Revenir enfin à l’opéra par La Cenerentola, un des titres les plus repris ces dernières années et sans doute le plus connu parmi la vingtaine inspirée du célèbre conte de fées, nous conforte dans l’idée que Rossini, enfant des Lumières (né en 1792) et précoce génie prolifique de l’art lyrique, a mené une vie d’artiste moderne et intense en effectuant le parcours fulgurant d’une étoile, au gré de passions incandescentes et de l’impitoyable industrie du spectacle de la première moitié du XIXe siècle.
Pour se représenter au mieux une Vie de Rossini aujourd’hui (sans rien enlever aux brillantes démonstrations de Stendhal parues en 1824), il paraît convenable qu’œuvre et destin se déroulent dans un cours scintillant, spectaculaire et survolté de grand compositeur pour le théâtre, telle que conçu pour le cinéma des années quatre-vingt (un peu à la manière du film Rossini ! Rossini ! de Mario Monicelli), c’est-à-dire dans le sillage d’Amadeus de Milos Forman.
Suivant les dons naturels évidents du sujet, un tel portrait au septième art se lancerait très vite en musique. Pour Rossini c’est déjà l’essentiel, dès le berceau à Pesaro, puis au lycée de Bologne (avec un goût pour la poésie classique italienne) et dans ses amours pour les cantatrices, sur un chemin sentimental peut-être tracé par sa mère, chanteuse seconda Donna). Très tôt né, son art se démultiplie entre les salles de Venise, Ferrare, Bologne, Rome, Milan et Naples, remuant et stupéfiant les genres buffa, semiseria, seria et giacoso. Tant de talent est de plus en plus sollicité, par exemple pour fournir au public romain son contingent d’opéra au Carnaval de 1817.
Divers sujets sont donnés dont celui, vite dit, de Cendrillon. Rossini accepte, sans doute amusé. Au jour de Noël, l’ébauche du livret lui parvient. Dès lors commencent de gros travaux pour les semaines suivantes. La nouvelle partition vaudra davantage de célébrité au Cygne de Pesaro, bientôt au sommet de sa gloire. Ainsi, avant la dépression, la retraite et la mort de belle vieillesse à Passy, La Cenerentola peut définir tout l’âge d’or du jeune Rossini en pleine action, au zénith de sa renommée en Italie.
Sur la scène du Grand Théâtre de Genève, après l’Ouverture tour à tour bonhomme et époustouflante, la fameuse héroïne annihile tout rêve sous les traits sévères d’une jeune femme de ménage aux lèvres pincées, chignon serré et lunettes épaisses. Ses demi-sœurs punissent davantage le regard, fausses blondes en tenue criarde de mauvais goût. Décors, accessoires et costumes suivent la même stratégie du dérisoire, dans l’agile scénographie de Chantal Thomas. Mobilier fauché disposé comme aux puces et vieux habits râpés, aux teintes nauséeuses, personnages prostrés en vains élans, dindons de la farce ou encore d’autres drôles d’oiseaux fouille-misère, tous apparaissent assez ridicules et truculents à leurs heures pour chasser l’ennui du vieux conte qui sert de prétexte à l’œuvre. Mais la mise en scène de Laurent Pelly (qui signe également les costumes) en appelle à l’imaginaire, montré avec faste et sur un ton vif, particulièrement rose. Par les éclairages directs de Duane Schuler et de Peter van der Sluis, apparaît le ciel sur des cintres, comme de fines marionnettes de théâtre d’ombres, gigantesques formes du plus grand chic versaillais (horloge, meuble, carrosse, etc.). Ces étranges symboles roses, tout comme les uniformes et perruques des courtisans, abondent aussi vite et souvent que les nuages de l’intrigue comique afin de donner matière aux aspirations des pauvres bougres pris dans l’imbroglio (ou le nodo avvipulato du livret). Entre éléments de médiocrité réaliste et grandiose onirique, l’original effet de maquette et d’inversion des époques frappe sans perdre le comique des situations et des aspirations, tout en défendant une conception de l’amour émancipateur.
Dans cet univers bigarré et fort animé, grâce au glissement de praticables portant les protagonistes ou renouvelant les éléments scéniques, le jeu repose beaucoup sur les chanteurs, et ce avec succès. À commencer par Anna Goryachova qui se montre excellente comédienne dans ce premier rôle intense à tout point de vue. Autodérision, déclamations enflammées, fidèle dévouement aux émotions simples et fortes nourrissent cette Cendrillon exceptionnelle à qui le mezzo russe sait donner autant de puissance que de délicatesse. De l’écorce des conventions sort toute une série de phénomènes touchants, inaugurée par des graves boisés dans l’ariette, achevée par l’incroyable cabalette finale. En face, et avec autant de répondant et de généreuse gestuelle dans les ensembles, le véloce mezzo d’Elena Guseva (Tisbe) et le soprano vibrant de Marie Lys (Clorinda) font la paire, tout à fait toniques, drôles et justes en folles rivales.
Timbre enivrant et brûlante expressivité, revoici le sublime ténor Edgardo Rocha au charme irrésistible dans les frémissements amoureux de Don Ramiro, dans ses rodomontades enthousiastes (Si ritrovarla io giuro) et l’admiration finale (Questa sarà mia sposa). Tout aussi impressionnant s’avère le baryton Simone Del Savio, Dandini à l’inoubliable élégance toute rose. Il acquiert vite la connivence du public par ses postures, ses commentaires et le jeu d’acteur – un modèle d’eloquenza Norcina. De l’art de faire rire en bel canto, maîtrisant même l’hystérie de la coda dans l’alerte duo Un segreto d’importanza avec l’immense basse Carlo Lepore (Don Magnifico) : cabot savant, prodigieux dans les cavatines, celui-ci rend le vil presque sympathique. Et en faisant si bien le baron, il remplit la mission de Sécurité sociale tellement nécessaire aujourd’hui de ramener à l’essentiel la nature humaine (contre les annonces automatiques lâches et le principe de précaution poussé à l’extrême sans dignité ni compassion). À l’inverse, saluons le fatalisme passager du timbre, ainsi que la vaillance dans le grand air Là del ciel nell’arcano profondo par le baryton-basse Simone Alberghini qui réussit à donner bonne consistance au philosophe Alidoro, personnage secondaire chargé de veiller, seul contre tous, au triomphe de la bonté.
En la fosse, mettant chacun à l’aise pour les numéros buffa, Antonino Fogliani dirige avec bonheur et précision l’Orchestre de la Suisse Romande, enchantant les nuances opéra-comique rossinienne. Pour la gaieté et le pittoresque, la victoire revient au Chœur d’hommes du Grand Théâtre de Genève, admirable de brio à chaque apparition, que mène Alan Woodbridge.
FC